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L’indémodable Frank Horvat

Sarah Meneghello 7 septembre 2023
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Chapeau Givenchy, Paris, pour Jardin des Modes,1958 © Studio Frank Horvat, Boulogne-Billancourt

« Chapeau Givenchy, Paris », pour Jardin des Modes, 1958 © Studio Frank Horvat, Boulogne-Billancourt

Le Jeu de Paume présente une exposition consacrée à Frank Horvat (1928-2020), auteur reporter et photographe de mode majeur. Depuis son décès, c’est une première, à Paris. Une rétrospective qui apporte une vision renouvelée sur l’œuvre de cette personnalité hors norme, obsédée par les regards.

Ses modèles portent bien plus que des belles tenues. Elles sont vivantes, entourées de vrais gens, elles pensent, entourées d’écrivains, elles s’expriment. Tan Arnold au Chien qui fume rit en douce sur le zinc d’un café. Pourtant, la première chose qui interpelle souvent dans les photos de Frank Horvath, ce sont des yeux malicieux, un vis-à-vis particulier.

Plutôt que des poses en studio, Frank Horvat met en scène en extérieur, en ménageant l’effet de surprise. Monique Dutto à la sortie du métro, Nico au Bois de Boulogne… La présence incongrue d’Anna Karina au milieu des cageots des Halles contraste avec son entourage. En haut, à droite du cliché, l’affiche du journal « Après de Gaulle ? est un détail, parmi d’autres qui détourne l’attention de l’essentiel. C’est la photo qui ouvre l’exposition.

Frank Horvat au Musée du Jeu de Paume © Sarah Meneghello

Entrée de l’expo au Musée du Jeu de Paume © Sarah Meneghello

Photographe du corps et de l’intime

Restituer le parcours de Frank Horvat permet de comprendre son univers. Né à Abbazia en Italie en 1928, de parents juifs originaires d’Europe Centrale, il est contraint de se réfugier en 1939 en Suisse, avec sa mère et sa sœur. Parti pour Milan après la guerre, il s’essaie au métier de publicitaire puis de photographe. Ses premières images sont publiées au début des années 1950 par des journaux italiens et suisses.

Jeune marié découvrant le visage de sa femme dans un miroir, Pakistan 1952 © Studio Frank Horvat, Boulogne-Billancourt

“Jeune marié découvrant le visage de sa femme dans un miroir”, Lahore, Pakistan, 1952

Admirateur d’Henri Cartier-Bresson auquel il rend visite à Paris en 1951 dans l’espoir d’intégrer l’agence Magnum, il acquiert un Leica et effectue un premier voyage initiatique au Pakistan et en Inde de 1952 à 1954. Parvenant à capter en gros plans des scènes d’une grande intensité et parfois des lieux interdits, il se révèle comme un photographe du corps et de l’intime.

Prostituée-Rue Saint-Denis, Paris 1956

“Prostituée, Rue Saint-Denis”, Paris 1956

Malgré l’accueil frais d’Henri Cartier-Bresson, le voilà de retour à Paris. Dans ses reportages sur les nuits parisiennes, cabarets, voire lieux de prostitution, il capte autant l’attitude des spectateurs-voyeurs que le spectacle lui-même. Dans l’obscurité, on retrouve le même homme, seul, sous différents angles. Les coulisses, le hors champ : Frank Horvat a le regard oblique.

Photographe à succès

Sa rencontre avec Édouard Boubat est déterminante, mais il affirme son propre style. Points de vue inédits sur Paris, exacerbant par un effet de grain, de contraste et d’écrasement des plans, la saturation de l’espace public et l’anonymat de la foule, d’où émergent souvent une figure, un regard. Appareil en main, Franck Horvat mitraille. Pas étonnant que son travail séduise William Klein, qui contribue à lancer sa carrière.

Ce sont ces images de rue, reprises dans plusieurs revues européennes, qui paradoxalement, le conduisent vers l’univers de la mode. Il y transpose alors son style de photographie urbaine, granuleuse, en lumière naturelle et en petit format, dans la mise en scène des collections de mode et particulièrement du prêt-à-porter, alors en pleine boum. Il réalise ses images les plus célèbres, comme celle de la femme au chapeau Givenchy, exceptionnelle. Elles racontent le Paris de l’après-guerre. Des histoires de vie, aussi.

Cette irruption d’un « esprit reportage » vivant, humoristique et décalé dans la photographie de mode séduit les autres magazines. Son travail et son approche sont considérés comme novateurs dans le milieu. Ses mises en situation naturelles se transforment en compositions sophistiquées dans les images qu’il réalise pour Vogue britannique et Harper’s Bazaar de 1960 à 1962. Mais ces femmes qui posent devant son objectif ont des parcours peu communs. Sa vision détonne.

Liberté de mouvement et jeux de regard

Frank Horvat n’est d’aucune chapelle. Après avoir démissionné de Magnum, où il a fini par être accepté, en dépit du mépris pour les « photographes de chiffons », et après avoir largué les amarres avec New York, où il s’était pourtant fait un nom, il retourne parcourir le monde. Lui qui n’aura jamais cessé de s’intéresser à la condition humaine il entreprend, pour le magazine de reportage allemand Revue, un vaste essai qui le mènera pendant huit mois au Caire, Tel Aviv, Calcutta, Sydney, Bangkok, Hongkong, Tokyo, Los Angeles, New York, Caracas, Rio de Janeiro et Dakar.

Dans ce dernier grand reportage en noir et blanc, il laisse libre cours à son inspiration personnelle, des visions parfois hallucinées, exprimant sa fascination pour la beauté du monde, comme sa dureté. Jusqu’au bout de la nuit, dans un bar de marins de Calcutta, la circulation des regards traduit les rapports de pouvoirs, fait sentir les vibrations. Un ballet de désirs bien désenchanté.

Rien d’exotique dans ces dernières photos ! Scènes de nuit, fragilité entrevue derrière les masques, mélancolie des corps, troubles physiques et amoureux dessinent une cartographie intime de ce photographe mû, tout au long de sa vie, par une recherche introspective et par une inépuisable quête : la profondeur de regards, comme autant de fenêtres ouvertes sur les âmes. Sauf que la lueur, ici, a disparu.

L’appel du large

Après le succès de l’exposition Frank Horvat présentée au Château de Tours en 2022, le Jeu de Paume a souhaité proposer à Paris une version enrichie de l’exposition. Réalisée en collaboration étroite avec sa fille Fiammetta Horvat, à partir des archives laissées par le photographe dans sa maison-atelier de Boulogne-Billancourt, l’exposition comporte 170 tirages et 70 documents originaux (publications, écrits, ouvrages, planches contacts). Bien que concentrée sur ses 15 premières années, la rétrospective revient sur son travail de photojournalisme, ses expérimentations parisiennes, l’apogée de sa carrière dans la mode et son essai personnel autour du monde.




Aux côtés d’images emblématiques, la commissaire, Virginie Chardin présente des ensembles de photographies moins connues ou complètement inédites. C’est toute la richesse et la singularité d’une œuvre complexe qui est ici replacée dans son contexte historique. Cet éclairage est précieux sur une époque où l’essor du prêt-à-porter et l’évolution du statut des femmes dans la société modifient profondément les canons du genre.

La sélection et la juxtaposition des photos est particulièrement réussie. Ainsi, la libération des corps n’est-elle pas cantonnée au dévoilement des corps (hormis la série sur le cabaret, un seul nu est exposé, mais quel nu !). En revanche, l’irruption de la grâce dans la banalité du quotidien dit beaucoup de l’effervescence. Cette exposition démontre surtout que Franck Horvat est bien plus qu’un photographe de mode. En dévoilant cette œuvre dense, multiforme, elle le resitue à sa juste place dans l’histoire de la photo (voir aussi le catalogue publié par La Martinière en 2022).

Sarah Meneghello

Toutes les photos sont © Studio Frank Horvat, Boulogne-Billancourt

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