Les Noirmont posent le sac – par Jean-Luc Chalumeau
Un journal comme Le Figaro n’a pas manqué de souligner que c’est en raison d’un « climat idéologique malsain et d’une pression fiscale étouffante » mais il n’y a pas que cela (la concurrence terrible sur le marché mondial notamment), et tout le monde regrette une des meilleures galeries de Paris, qui ne s’est jamais contentée de vendre des objets d’art.
Les Noirmont ont en effet co-produit des pièces, souvent importantes, conçues par des artistes de niveau international. Ce sont eux, par exemple, qui ont commandé en 2008 à Jeff Koons le bientôt célèbre Split-Rocker, une sculpture végétale constituée de 120’000 fleurs, réplique de 12 mètres 50 de hauteur d’un jouet. Ils avaient su se lier avec le néo-pop américain dès 1997, lui organisant une exposition au cours de l’été de cette année-là alors qu’il n’était pas encore devenu la star mondiale que nous connaissons aujourd’hui.
Pour les tester, Koons avait voulu parler avec eux de Boucher ou Fragonard et les Noirmont avaient discerné à la fois son amour pour le XVIIIe siècle français et son ambition d’exposer un jour dans le château de Versailles. Ils n’ont pas été pour rien dans la réalisation ultérieure de ce rêve qui a fait date.
Ce sont eux qui ont financé en 1988 un film bouleversant de Shirin Neshat, Rapture, que l’on a pu voir dans un espace spécialement aménagé au premier étage de leur galerie. Ils ne savaient pas que Charles Saatchi en ferait l’acquisition le soir même du vernissage, et que Shirin Neshat obtiendrait le lion d’or à la Biennale de Venise. Autre lion d’or, Fabrice Hyber est entré dans la galerie de Jérôme et Emmanuelle de Noirmont en 2005. La photographe Bettina Rheims était venue à eux dès 2002 et une autre photographe de très grand talent, Valérie Belin, en 2007.
Accompagnateurs fidèles de leurs artistes, ce sont eux qui ont organisé toutes les rétrospectives de Pierre et Gilles à travers le monde depuis 1999, dont celle du New Museum de New York en 2000. Je viens de citer des noms fameux, mais les célébrités ne constituaient pas leur champ d’action exclusif : marchands découvreurs, ils ont aussi su repérer des artistes émergents, ou bien donner un fort coup de projecteur sur une artiste de haute qualité restée trop longtemps dans l’ombre, comme Claudine Drai, en finançant les tirages en bronze de ses sculptures extrêmement fragiles en papier de soie.
Pour l’exposition de Claudine Drai, en 2012, il avait fallu deux ans de travail préparatoire et des prouesses techniques des fondeurs de la maison Susse pour parvenir à ces extraordinaires sculptures en bronze ayant l’apparence de la légèreté du papier de soie, grâce en particulier à une nouvelle patine que les artisans de Susse ont baptisé du nom de l’artiste.
Ils auraient tout aussi bien pu lui donner le nom des Noirmont, car sans leur foi en la créatrice qui les avait conduits à prendre un gros risque financier, rien n’aurait été possible. J’ajoute que Jérôme a également joué le rôle de commissaire hors sa galerie, par exemple pour une exposition Basquiat au centre culturel L’Espal au Mans en 1999 et, la même année, pour Keith Haring made in France au musée Maillol à Paris.
Bref : les Noirmont ont largement contribué à rendre visible l’art de leur temps, donc à pérenniser la mission la plus noble des galeristes. Ils posent leur sac à terre après une bataille de vingt années et entendent continuer par d’autres moyens. Bonne chance les Noirmont !
Jean-Luc Chalumeau
Critique et théoricien de l’art, l’auteur a dirigé, de 1981 à 1995, la revue Opus international. Il est actuellement directeur de la revue Verso Arts et Lettres et professeur d’histoire de l’art contemporain à l’ICART. Son dernier livre paru : Chefs d’œuvre méconnus des musées de France (éd. du Chêne).
En février, Jérôme de Noirmont évoquait l’état du marché de l’art actuel.
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