Les bibliothèques de quartier, laboratoires d’expérience sociale et culturelle. Rencontre avec Antoine Tribout
Antoine Tribout est bibliothécaire et nous parle de sa préférence pour les bibliothèques de quartier comme portes d’entrée dans la culture : lieux d’accueil d’abord, puis de rencontres, elles sont enfin la possibilité d’une curiosité nouvelle.
Bonjour Antoine, peux-tu te présenter ?
Bonjour, je m’appelle Antoine Tribout, j’ai 24 ans et je travaille dans une bibliothèque du XIVe arrondissement de Paris. J’ai fait une prépa hypokhâgne, une licence d’histoire de l’art et je me suis tourné vers la médiation en faisant un master d’expertise en médiation culturelle. Ce qui m’a amené aux bibliothèques devenues des troisièmes lieux où l’action culturelle s’est développée et le centre d’intérêt des bibliothécaires s’est déplacé des collections vers le public. J’ai alors fait un stage à la Bibliothèque Václav Havel, une bibliothèque de quartier prioritaire à la Chapelle. Ça m’a beaucoup plu, et j’ai donc passé le concours de la fonction publique pour devenir bibliothécaire de catégorie C.
En interviewant différents acteurs de la vie culturelle, je crois qu’on devrait commencer par s’interroger sur la définition même de la culture et quelles en sont ses extensions. On en avait discuté tous les deux et tu me parlais du rôle social de ton travail : au-delà de la transmission littéraire, la bibliothèque est aussi un lieu de contact, de rencontre, avec des personnes marginalisées par rapport à la langue notamment. En réfléchissant à la notion de culture j’ai pensé que c’était différent, d’abord, de tout ce qui est lié à la production et aux besoins du corps ; que la culture se situe plutôt du côté d’une certaine humanisation par une interrogation de notre place dans la société, une interrogation par l’art, une façon de s’éprouver en tant qu’être humain, de questionner l’altérité ; rencontrer l’altérité… En partant de cette idée, que penses-tu du lien entre la culture et ton métier de bibliothécaire ?
Alors, effectivement, la culture joue un rôle fédérateur dans des lieux tels que la bibliothèque. Je ne pense pas que la culture soit le trigger qui encourage les gens à venir en bibliothèque, on parlait des personnes marginalisées : la bibliothèque est tout simplement un lieu qui est ouvert à tous, qui vient répondre à des besoins sommaires comme juste avoir des prises électriques, avoir accès à la chaleur, à des toilettes… Et c’est en entrant dans ce lieu qu’ils peuvent se rendre compte qu’il y a des personnes à leur écoute. On propose notamment des permanences d’écrivains publics pour les aider dans des papiers administratifs par exemple, des demandes d’asile à des demandes de CAF, avec des fonds de français en langue étrangère. Ils vont trouver donc une certaine aide puis pourront se tourner vers la culture, les livres ou les jeux vidéo, et vont commencer à s’approprier des objets culturels. Les bibliothécaires seront là, non pas pour les pousser, mais pour leur proposer quelque chose, qu’ils prendront ou non.
Donc la bibliothèque serait une ouverture, en offrant d’abord l’accès à des nécessités puis en proposant un autre horizon qui serait désormais culturel ?
Voilà, bien que la culture se transforme elle-même en nécessité car, de fait, la culture c’est ce qui fait vivre, ce qui divertit. Quand t’es un enfant à la Chapelle d’une famille de dix enfants, que tu n’as pas de télé chez toi, pas de bouquin, tu t’ennuies, tout simplement, donc tu viens à la bibliothèque et tu vas essayer de t’occuper par la culture. Et, de fait, ça va devenir un besoin. Ça va être aussi un lieu de rencontres, mais je parle vraiment des zones prioritaires. Par exemple, une bibliothèque dans le Marais, c’est un tout autre public, très indépendant, exigeant, qui sait ce dont il a envie, avec peu de contact avec les bibliothécaires. Alors que dans les quartiers prioritaires, il va y avoir besoin de plus de médiation, c’est pour ça que l’action culturelle est bien plus développée : des clubs manga, des clubs de lecture, des séances de jeu… Ce qui va engendrer aussi une mixité sociale. D’autant plus que les quartiers prioritaires à Paris sont des quartiers en cours de gentrification, et là on aura le petit Hippolyte qui rigole avec le petit Ahmed sans problème, on va retrouver cette mixité-là dans certains quartiers, ce qui donne un lieu super intéressant culturellement.
On disait que la bibliothèque apportait de la culture mais c’est son public qui la constitue finalement, l’échange se fait dans les deux sens.
Exactement, et ce public va même influencer les politiques d’acquisition, les politiques documentaires. À la Chapelle on ne va pas acheter dix exemplaires de La Recherche. On va chercher des livres plus accessibles, on va se tourner vers la culture de nos usagers. On voit vraiment des collections qui s’adaptent à un public. C’est horizontal.
À quoi ressemble la médiation ? Quel est ton rôle de médiateur ?
Premièrement, être là pour écouter et conseiller, orienter. Le but n’est pas d’imposer une culture mais de proposer un panel suffisamment large de différents objets culturels. Donc ça va du conseil jusqu’à la programmation d’événements. La forme classique c’est le club de lecture où chacun arrive avec son bouquin et raconte ce qu’il a aimé. Il peut y avoir des actions culturelles plus accès sur des discussions, souvent avec des gens qui ne sont pas à l’aise avec la langue française, et là on discute de l’actualité, de leur pays, de la façon dont ils vivent leur déracinement. Il peut y avoir des actions plus précises, avec l’apparition du jeu en bibliothèque, jeu de société, jeu vidéo, on peut faire passer plein de choses par le jeu et mettre les gens à l’aise, désacraliser un petit peu le lieu. Donc le rôle de bibliothécaire peut avoir plusieurs formes, la forme passive, pour ainsi dire, où l’on attend que l’usager vienne à nous, que l’on peut conseiller, et la forme active, là on propose des événements qui peuvent prendre une forme hors les murs pour étendre la médiation au-delà de la bibliothèque ; car la bibliothèque fait partie d’un tout, d’un quartier, elle est intégrée dans ce quartier. Ce qui permet d’investir un lieu de vie et de tisser des liens avec des associations, d’autres structures, et chaque usager puisse mieux connaitre. Si on fait un partenariat avec un tiers lieu qui propose des concerts par exemple, l’usager va découvrir cette programmation.
Je me demandais s’il arrivait fréquemment que les usagers fassent appel à toi pour des conseils de lecture ?
Ça dépend, il y a plusieurs profils. Il y a les publics séjourneurs, qui viennent sans emprunter, rien que pour la chaleur l’hiver, ceux qui viennent travailler sur leur ordinateur, mais aussi les enfants qui restent pour lire ou pour jouer, le mobilier est de plus en plus conçu pour accueillir ce public, avec des poufs, des canapés. Et puis le public emprunteur, qui vient un quart d’heure, choisir un livre et repart. Même s’il ne reste pas longtemps, il est avide d’informations, de conseils, et puis il y a le public fréquentant qui fait les deux. Mais surtout il y a ceux qui viennent pour le lien social, notamment des anciens enfants qui ont créé leur groupe d’amis à la bibliothèque qui reviennent parfois juste pour discuter avec les bibliothécaires.
Ce sont les parents qui ont impulsé ça ?
Non pas du tout, ce sont des enfants qui ont souvent des histoires très compliquées, qui viennent à la bibliothèque pour trouver un refuge, ça je l’ai beaucoup observé. Il y a des enfants qui viennent, qui s’installent à l’accueil, en face des bibliothécaires, et restent là à discuter. Et puis il repartent trente minutes plus tard sans même avoir touché aux livres.
Et au fur et à mesure dans le lien qui se crée entre cette personne et le bibliothécaire il y a aussi la possibilité d’une ouverture, comme on le disait tout à l’heure, vers un livre ou une des séances de lecture…
Bien sûr, et ce public-là est souvent très présent pour ce genre d’animations : son calendrier est accès sur la bibliothèque. Car de lui-même il ne fera pas les recherches. Le bibliothécaire va venir rythmer l’actualité culturelle de certaines personnes.
Et créer une curiosité ! D’où l’importance du service public qui reste à disposition des habitants du quartier.
Mais justement, ça reste une institution publique, ce qui sous-entend beaucoup de choses, une certaine tenue, des règles parfois pas intégrées, des silences. Et l’amalgame est souvent fait entre l’école et la bibliothèque justement en raison de cette discipline quand même nécessaire. Nous on a pourtant un rapport moins hiérarchique avec les usagers. Notre objectif est donc d’essayer de casser les clichés. Le temple du savoir en bibliothèque ça n’est plus ça. Même s’il s’agit toujours fixer les limites.
Oui, ça apprend aussi à respecter le fait qu’on soit en communauté, réussir à se positionner par rapport aux autres et à leurs libertés, s’ils ont envie de lire, être soi-même suffisamment silencieux pour respecter cette liberté là, par exemple.
Oui, c’est un petit laboratoire d’expérience sociale en fait. Il y a plein de comportements qui se forgent à partir de ça, et des comportements qui n’ont pas été intégrés dans le cadre familial.
Un rôle éducatif, une présence rassurante, disciplinante dans une certaine mesure… Pour conclure sur la question initiale de la culture, est-ce que le social et le culturel sont imbriqués, est-ce qu’ils sont constitutifs l’un de l’autre ?
Je vais peut-être revenir sur ma définition de la culture. C’est ce qui nous permet de mieux vivre car elle nous permet de mieux comprendre le monde qui nous entoure, les autres, les choses, les émotions. Et les émotions c’est ce qui fait vivre ! La bibliothèque est donc selon moi un lieu culturel en provoquant des émotions, que ce soit par le côté social, en rencontrant des gens, en échangeant, et propose de la culture par la lecture et les jeux, et permet aux usagers de se sentir mieux dans leur vie, en comprenant une fois encore mieux le monde…
…Et mieux y prendre place !
Et mieux y prendre place, exactement, trouver une place dans la société, c’est pas mal la question de la place. Trouver sa place par la culture.
Propos recueillis par Valentine Mercier
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