“L’enfermer dans un livre” V. Springora, quand les mots et les images racontent la violence
L’article suivant peut comporter des propos pouvant heurter la sensibilité des lecteurs, il traitera de la représentation des violences sexuelles, psychologiques et physiques envers les enfants dans la littérature et le cinéma.
Avec la sortie récente du film Le consentement réalisé par Vanesse Filho basé sur le roman de Vanessa Springora, dénonçant les abus de Gabriel Matzneff, une controverse qui berce le monde de la littérature refait surface. Les associations féministes ainsi que de défense des droits des enfants s’insurgent : comment ne pas punir un écrivain détaillant ouvertement ses crimes dans ses ouvrages sous prétextes qu’il s’agisse “d’art” ?
Il est bouleversant de voir comment sont représentés dans les romans et au cinéma les témoignages glaçants d’enfants victimes de violences. Questionner la liberté d’expression d’auteurs controversés tel que Matzneff ainsi que les limites de cette liberté paraît primordial. Des auteurs de crimes se livrent à des témoignages accablants sans retombées juridiques. Cette liberté au service de l’art est-elle sans conséquence ? La question demeure.
Si la question des points de vue dans l’art est centrale, l’authenticité des propos doit-elle primer sur la fiction ? Des œuvres classiques de la littérature permettent de susciter des réflexions profondes sur la morale et l’éthique, et dans le cas de la pédocriminalité, il est impossible d’omettre un ouvrage majeur du XXème siècle : Lolita de Vladimir Nabokov. Au-delà des talents d’écriture se cache une volonté de provoquer une réflexion chez son lecteur en créant un personnage fictif, lui-même tourmenté par ses propres perversions. L’histoire entre Lolita et Humbert est déroutante mais parfois envoûtante, créant chez le lecteur une sensation de gêne et de malaise, poussant à une profonde introspection sur ses valeurs propres, sur ce qu’il condamne. Par le jeu des mots Nabokov invite le lecteur à se placer en tant que juré, c’est là que se cache la prouesse artistique.
“J’aurais dû savoir (à travers les signes que m’adressait je ne sais quoi en Lolita – la vraie petite Lolita ou quelque ange hagard derrière son dos) que, de l’extase escomptée, il n’allait rien résulter d’autre que de la souffrance et de l’horreur. Oh, messieurs les jurés, gentlemen ailés ! Et elle était mienne, elle était mienne, la clé était dans ma main, ma main était dans ma poche, elle était mienne.” – Lolita de V. Nabokov
À contrario, une œuvre comme Les Moins de 16ans de Gabriel Matzneff cherche uniquement à faire l’apologie de ses attirances pédophiles. Il considère les enfants comme des muses pour écrire ses livres, détailler ses actes et les points clef des relations avec elles / eux. Il ne cherche pas à déranger, car pour lui ce n’est pas réprimandable. Faire étalage de ses perversions personnelles, faire vivre des actes pédophiles par procuration à des lecteurs dont les mœurs sont également à questionner ; y a-t-il des limites à l’inspiration littéraire ? De plus, il faut se demander si l’accessibilité à des œuvres détaillant des faits réels sur des abus sexuels envers les mineurs, n’est-ce pas prolonger la violence au-delà des actes ? Lors d’une émission dénommée l’Apostrophe, consultable dans les archives de l’INA, les propos de Gabriel Matzneff sont déroutants et pourtant acceptés, car il s’agit “d’art”, à l’époque sur le plateau, seule l’écrivaine Denise Bombardier montre le choc que ces propos lui procurent. La censure ne serait-elle pas de mise ?
En effet, la parole qui se doit incontestablement d’être représentée est celle des victimes. Leurs mots et leurs maux sont essentiels pour leur guérison et pour la condamnation de ces crimes par la société. C’est LÀ que le pouvoir de l’art littéraire et cinématographique opère. Il sert de lien entre un témoignage, une histoire personnelle et des enjeux sociétaux, des droits à défendre et des combats perpétuels. De Céline Raphaël à Vanessa Springora en passant par Andréa Bescond ou bien Emmanuelle Béart, toutes témoignent sans relâche pour guérir, se battre encore, éveiller des consciences et libérer la parole. C’est pour cela que cet article vise à mettre en lumière des autrices et réalisatrices et leurs témoignages, en hommage à une enfance volée par la violence.
La Démesure de Céline Raphaël est un roman autobiographique. Il retrace son parcours en tant qu’enfant victime de violence psychologique et physique intrafamiliale. Son témoignage est bouleversant et prenant. Il offre au lecteur une prise de conscience sur la place et l’emprise des violences quotidiennes et des répercussions sur la santé mentale telle que l’anorexie. Il permet également d’avoir une autre vision des violences intrafamiliales, loin des stéréotypes d’origine sociale. Ici, la petite Céline est battue par son père, mais ce n’est pas le cas de sa sœur. De plus, ce roman permet éventuellement d’enseigner au lecteur des signes de violence, identifier les comportements d’un enfant ayant besoin l’aide d’un tiers. L’autrice invite à la dénonciation de ces actes : “les langues doivent se délier”.
“Mon père m’a agrippée de nouveau par les cheveux. J’ai essayé de me débattre, mais j’ai perdu l’équilibre et je suis tombée. Il m’a traînée ainsi dans le couloir. J’étais couchée sur le dos et je sentais mes cheveux se décoller de mon crâne. J’essayais de lutter contre la traction qu’il exerçait sur mon cuir chevelu en appuyant sur ma tête avec mes mains. Elle me brûlait terriblement. Il me fit descendre l’escalier tête la première et sur le dos. À cause de ma maigreur, j’avais les os exposés et seulement protégés par la peau. Les vertèbres de ma colonne étaient très apparentes, et chaque heurt des marches provoquait une vive douleur. Je perdis quasiment conscience. J’étais dans un état de flottement étrange.” – La démesure , Céline Raphaël
Le roman Le consentement de Vanessa Springora, adaptée au cinéma par Vanessa Filho est un témoignage de l’emprise et de l’abus de pouvoir dont à faire preuve G. Matzneff envers une jeune fille, cultivée et intéressée par la littérature. Par les mots, parfois crus mais honnête, on ressent la rage d’une femme toujours marquée, la culpabilité, elle évoque le dégoût de soi qu’elle a ressentie auparavant, devenu un dégoût envers son malfaiteur. C’est une femme courageuse qui se dessine à travers les lignes, une survivante. Il y a une forme de vengeance lorsqu’elle évoque qu’elle souhaite prendre l’auteur des faits à son propre piège en souhaitant “l’enfermer dans un livre”.
“À quatorze ans, on n’est pas censée être attendue par un homme de cinquante ans à la sortie de son collège, on n’est pas supposée vivre à l’hôtel avec lui, ni se retrouver dans son lit, sa verge dans la bouche à l’heure du goûter.” – Vanessa Springora, Le consentement.
“Si les relations sexuelles entre un adulte et un mineur de moins de quinze sont illégales, pourquoi cette tolérance quand elles sont le fait du représentant d’une élite – photographe, écrivain, cinéaste, peintre ?” – Vanessa Springora, Le consentement.
Enfin, évoquer Andréa Bescond est une évidence, pour ces combats au quotidien contre les violences faites aux enfants. En effet, femme talentueuse aux multiples casquettes : danseuse, réalisatrice, actrice, scénariste… Andréa Bescond est une source d’inspiration, une femme brillante au passé marqué par la présence sombre d’un homme qui a abusé d’elle lorsqu’elle était enfant. Son histoire tragique lui inspirera la pièces Les Chatouilles (ou la danse de la colère) mise en scène par Éric Métayer. Puis, ils collaboreront ensuite sur une adaptation cinématographique du même nom. Ce film touchant un plus large public, permettra à certaines femmes de sortir d’une amnésie traumatique comme évoquée dans le documentaire réalisé par Emmanuelle Béart “un silence si bruyant”. Ce documentaire élève la parole d’enfants, victimes de pédocriminalité.
Emmanuelle Béart victime d’inceste, Andréa Bescond victime de viol sur mineure, Vanessa Springora victime d’abus de pouvoir et pédocriminalité, Céline Raphaël victime de violence physique et psychologique intrafamilliale. Toutes parlent et dénoncent, l’art doit servir leurs maux.
Propos de Clémence Boone
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