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Léa Belooussovitch : “L’intention est de mettre en lumière la vulnérabilité d’un moment humain intense”

Anna Bouloux 21 avril 2022
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© Jasmine Van Hevel

“Cachez ces scènes que je ne saurais voir”. Si Léa Belooussovitch ne cache pas à proprement parler les scènes dont sont inspirées ses œuvres, elle les occulte tout du moins. Comme un rempart au voyeurisme de nos sociétés, l’artiste française nous donne à voir autrement, voire tendrement, la vulnérabilité de chacun. Sa troisième exposition personnelle chez PARIS-B, intitulée Le Chant des Cygnes, est l’occasion de (re)découvrir le travail d’une artiste à l’empathie assumée et à l’esthétisme trompeur.

Le textile joue un rôle prépondérant dans vos œuvres, en ce qu’il constitue la plupart de vos supports (velours marbré, feutre de laine, satin duchesse). Pourquoi l’avoir préféré à un support plus traditionnel ?

En effet, je choisis dans plusieurs de mes œuvres des matières textiles comme support, en fibres non tissées principalement. Je les apprécie pour leurs propriétés d’absorption et leurs principes de fabrication : ce sont parfois des textiles à usage unique (comme les œuvres sur serpillière), composés de fibres accumulées les unes avec les autres, qui s’agglomèrent, proviennent parfois d’un animal, parfois de restes de tissus que l’on jette, et qui boivent l’encre d’une manière intéressante par exemple. Quant aux crayons de couleur sur le feutre, la réaction est immédiate et plastiquement fascinante puisque les fibres se “décollent” et peluchent. À un niveau plus conceptuel, les tissus que j’utilise – choisis pour leur sens dans chaque projet, le velours qui rappelle une dimension théâtrale, le satin qui évoque un univers féminin – sont à envisager comme les récepteurs d’une image ou d’une donnée. Ils les reçoivent et leur confèrent un caractère sensible, sensuel, doux, protecteur, charnel, animal, que l’on a envie de toucher dans certains cas. Ils leurs donnent un corps. Il y a aussi cet aspect d’enveloppement, d’étouffement, dans les pièces qui traitent les victimes : les tissus, comme les tissus de chair, amènent une sensibilité, un silence et une fragilité. Lorsque je choisis le papier, c’est la même logique, il doit avoir une raison de servir de support à telle ou telle idée, jusqu’au choix du format, du grammage, du grain, du blanc du papier.

Tijuana, Mexique, 23 novembre 2018, Série Pleureurs, 2022, dessin aux crayons de couleur sur feutre, 45 x 35 cm, Courtesy PARIS-B

Pour les séries des Pleureurs et des Wrapped Bodies, vous partez de photographies d’événements macabres et les reproduisez aux crayons de couleur sur feutre de laine. En résulte un dessin doux, coloré et abstrait qui tranche avec la photographie initiale que l’on ne peut qu’imaginer. Cette dichotomie s’est-elle imposée à vous ou était-elle recherchée ?

C’est une démarche tout à fait volontaire de travailler le flou. Il s’agit toujours de prendre comme point de départ une photographie, choisie selon certains critères, et de choisir un recadrage dedans. Un cadre dans le cadre. À partir de ce morceau choisi – il faut préciser que ce n’est pas un zoom dans l’image mais un recadrage – je commence à dessiner avec les crayons directement sur le feutre, dans une tentative de respecter la composition générale, les teintes, les luminosités. L’idée est de créer une surface sur laquelle la photographie, instantanée et nette, devient un dessin, lent et flou. C’est comme un foyer qui brûle, l’image devient fantôme et les transformations s’opèrent : la tentative d’être au plus proche des teintes d’origine par exemple (qui sont souvent retouchées dans la presse) est vaine puisque le jaune d’un écran, d’un pixel, aura toujours plus de variations chromatiques que le jaune d’un crayon. Je suis limitée, en quelque sorte, aux teintes de mes crayons et des mélanges possibles entre eux. Cette dichotomie permet de s’approcher d’un sujet vulnérable sous un autre angle, sans être happé par la violence qui existe déjà en photo, par l’attraction colorée, la douceur du support et l’incertitude des formes.

Vos œuvres sont sobrement intitulées par les noms des victimes ou par les dates des événements tragiques qu’elles représentent. Est-ce à dire que les dates et noms vous importent davantage que toute image à caractère sensationnel ?

Le texte en tant que matière est capital dans mes œuvres car je considère qu’il génère toujours des images mentales, évoque un souvenir, donne un indice. Dans les œuvres sur feutre, les titres reprennent le lieu et la date de l’événement, cela convoque la mémoire collective mais c’est aussi la seule attache au réel. C’est une manière de signaler que nous ne sommes pas dans la pure composition abstraite comme certaines œuvres impressionnistes. C’est un peu à mi-chemin, quelque part sur une ligne entre visible et invisible, et c’est le cerveau qui fait le travail, grâce notamment au texte qui apporte des éléments de lecture secondaires. Après la lecture visuelle, ce ne sont pas simplement des titres d’œuvres mais des indices. Dans les œuvres qui utilisent le texte comme matière même (Nécrologe, Executed Offenders, France…), celui-ci joue un rôle de générateur d’images mentales. L’image n’est pas nécessaire car le texte en évoque assez, et différemment.

Richard, Série Executed Offenders, 2019, Stylo bille sur papier, 122 x 92 cm, Courtesy PARIS-B

La série des Executed Offenders détonne du reste de votre œuvre par son caractère épuré. À la manière d’un Victor Hugo, vous y retranscrivez les derniers mots d’un condamné à mort, au stylo bille sur papier. Pourquoi avoir fait preuve d’une telle sobriété ?

Cette série fait en effet partie des œuvres les plus dures, les plus “crues”, même si c’est uniquement du texte. Issues d’une base de données informatique sans forme, clinique et froide, j’ai voulu dans cette série reprendre ces dernières paroles, instants les plus vulnérables d’une vie, en leur donnant une forme épurée, une mise en page simple mais où le blanc traduit le silence. Par l’action de dessiner à la main ces lettres, il y a l’intention d’injecter une forme d’humanité à l’intérieur du contenu de ces mots, par mon geste, en assumant les écarts entre les caractères, les décalages d’alignements possibles, tout en tentant de réaliser un visuel qui tendrait à être “parfait” (dans le sens proche d’une impression par exemple). Puis il y a toujours cette même idée d’être face à une illusion, face à ce que l’on voit dans un premier temps, puis dans un second temps, d’avoir le retour de la nature du contenu en pleine figure. Aussi, ce sont des messages d’innocence, d’amour, des prières, et cela m’a paru pertinent d’opter pour la sobriété la plus pure.

Dans les séries Executed Offenders et Perp Walk, il n’est jamais fait mention des événements ayant mené à l’arrestation policière des sujets qui y sont représentés. Est-ce une façon de prendre le contre-pied d’un appétit grandissant pour le morbide et le sensationnel ?

La série Perp Walk est assez particulière car elle s’articule autour de ce principe judiciaire photographique organisé ; mais ce n’est pas particulièrement l’événement qui m’intéresse ici, c’est plutôt l’aspect chorégraphique des corps, des visages, leur mise en scène face aux objectifs. Ce sont aussi des images que je catégorise dans les “images contraintes”, comme les sources des feutres ; des images prises de force. La démarche de recadrer dans l’image existante est également présente, et c’est aussi pour moi un acte de photographie. L’aspect scénique de ce genre de situation est mis en forme par le choix du support, le velours. C’est un velours qui n’est pas d’une qualité extrêmement luxueuse, qui brille, qui évoque le spectacle et le sensationnel en effet. Avec cette série, l’idée est aussi de mettre en lumière la vulnérabilité d’un moment humain intense, sous la pression de l’image, et ici dans le projet Le Chant des Cygnes, de la dernière image d’eux. Je crée volontairement l’ambiguïté entre victime et coupable. A priori ce sont des personnes accusées de quelque chose, mais elles semblent tellement dans l’état de victime sous une pression sociale de l’imagerie et de la quête du toujours plus sensationnel.

Fingers, Série Perp Walk, 2019, Impression photographique sur velours marbré, 173 x 142 cm, Courtesy PARIS-B

Le point d’orgue de votre prochaine exposition est une photographie intitulée Le Chant du Cygne. C’est d’ailleurs la seule œuvre de l’exposition qui traite d’un sujet animalier. Pourquoi avoir choisi le cygne ?

Ce n’est pas la première fois que je traite un sujet animalier (The Hunt, The Blind Side, Brothers Trump, Ceux-là…) : l’animal est pour moi la quintessence du sujet innocent, maltraité et exploité par l’homme – et dont la voix ne se fait d’ailleurs entendre que par ce dernier, c’est assez contradictoire. En ce sens, il revient dans mes œuvres de temps en temps, comme le témoin d’un autre aspect des notions de vulnérabilité et d’empathie que je mets en place. Dans le projet d’exposition, l’image dominante est en effet cette image d’un cygne, flottant seul à la surface d’une eau noire. C’est l’une des rares images que j’ai créée moi-même. D’ailleurs, elle est présentée en très grand dans l’exposition, pour ajouter une dimension immersive. Le cygne, dans toute sa majesté, est un animal qui transporte avec lui de nombreuses légendes et notamment celle de son chant, car il est réputé pour émettre le plus magnifique des chants au moment où il voit arriver sa mort. C’est merveilleux, très touchant et en adéquation avec le reste de ce que j’ai voulu exprimer à travers l’ensemble des pièces de l’exposition : un dernier instant, une dernière image, un dernier mot, dans le sens où c’est la dernière chose, n’est-ce pas déjà beau en soi ? Toutes les images de l’expo sont des chants de cygne, en quelque sorte.

Le Chant du Cygne, 2022, Photographie, 52 x 40,3 cm, Courtesy PARIS-B

L’exposition Le Chant des Cygnes sera présentée par la galerie PARIS-B (62 rue de Turbigo – 75003 Paris), du 23 avril au 18 juin 2022.
Vernissage le samedi 23 avril de 15h à 20h.

Propos recueillis par Anna Bouloux

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