La photographie comme arme de classe au Centre Pompidou
Cette exposition, organisée à partir des fonds propres de photographies du Centre Pompidou, est à visiter jusqu’au 4 février. Elle donne à voir un nouveau regard sur les années 1920-1930 en France, période de l’entre-deux-guerres où les engagements sont nombreux.
L’espace vivant dédié à la photographie du Centre Pompidou est à nouveau à l’honneur autour de la question suivante : comment la photographie a-t-elle été une arme ? Il a été conçu grâce au travail de jeunes chercheurs du labex Arts-H2H. Ce travail entamé il y a trois ans vise à changer l’image pittoresque que l’on a sur cette « belle époque » en recentrant la photographie sur les évènements marquants de cette période.
Le Centre Pompidou est doté d’une collection très importante de 7 000 tirages de Christian Bouqueret, acquise en 2011. L’exposition, dont le commissariat est assuré par Damarice Amao, Florian Ebner et Christian Hoschke, alterne projections, enregistrements, archives et carnets, soit une centaine d’œuvres et une quarantaine de documents au total. Sept axes thématiques rythment l’exposition, autour de grands noms de la photographie.
Exposer la vie sociale 1928-1936
En mars 1932, Paul Vaillant-Couturier, écrivain, journaliste et homme politique, dépendant de la section photo de l’Association des écrivains et artistes révolutionnaires (A.E.A.R.) appelle à l’organisation d’un front culturel, artistique et littéraire. L’organisation est fondée à Paris, dans un contexte de montées des crispations (politiques, économiques et sociales). Tout en accompagnant les Amateurs photographes ouvriers (A.P.O) dans leur pratique et la production d’images, les photographes de l’A.E.A.R. expérimentent un langage à la croisée du discours critique, du geste militant et de l’esthétique du documentaire. Parmi ceux qui se mobiliseront : Eli Lotar, André Kertész, Nora Dumas, Roger Parry, Henri Cartier-Bresson.
En mai 1935, la galerie de la Pléiade organise plusieurs expositions. Les commissaires ont souhaité reconstituer partiellement, à Pompidou Documents de la vie sociale. Les archives de presse et les séries de planches témoignent d’un réel intérêt pour le regard documentaire et l’empreinte d’une préoccupation sociale.
Parmi les éléments exposés, nous retrouvons également Louise Michel et ses actions, qui ont suscité un vif intérêt à partir de 1930, période où la Commune devient un mythe communiste. Ce tournant opère une véritable rupture avec la décennie précédente. En effet, la photographie devient une « arme » au service de la cause prolétarienne et de la lutte antifasciste. Et les expositions vont avoir de la visibilité grâce à la presse et le relais par des personnalités connues comme Aragon.
Réinventer l’illustré
En effet, de nombreuses revues relaient les évènements et mobilisations de la gauche radicale à la fin des années 1920. En 1928, les journaux illustrés VU et Nos Regards permettent une diffusion des travaux photographiques. De quoi susciter une curiosité et un intérêt pour ce nouveau modèle, plus graphique et plus enrichi.
À partir de 1930, le journal devient un outil engagé dans les questions sociales et de gauche. Des reportages sociaux sont alors présentés avec les images de Germaine Krull ou d’Eli Lotar. Nos Regards, créée par une rédactrice en chef allemande, décide de se passer des agences de presse bourgeoises, pour laisser plus de place aux témoignages et photographies du terrain sur les luttes ou les mobilisations. Au milieu des années 1930, ce sont les photographes professionnels de l’A.E.A.R. qui prennent le pas sur les amateurs.
Du pittoresque au social
La rue devient le nouvel espace de prédilection des photographes pour y capturer architectures, scènes de la vie quotidienne, réalités de classes. André Papillon, Marcel Delius et Henri Carter Bresson apparaissent dans cette section de l’exposition.
Clochards, chômeurs, ouvriers précaires, tous présents dans la rue, sont omniprésents dans les reportages. Ce Paris désenchanté et tourmenté est notamment capturé par Germaine Krull et Brassaï. De pittoresque, le regard se transforme petit à petit pour devenir critique, en se détachant du registre romantique et de la scène de genre. La prise de conscience générale croît sur les conditions de vies des zones oubliées de la ville et de la misère.
Des taudis à l’éden ouvrier
L’A.E.A.R. détient également une section architecture, dont fait partie Charlotte Perriand. La célèbre architecte s’engage pour trouver des solutions aux problèmes posés dans l’espace urbain. Elle réalise alors des photomontages à partir de 1935, comme celui de la Grande Misère de Paris. Elle fait aussi apparaître des clichés montrant le bonheur ouvrier, dans les guinguettes du bord de Marne ou autres lieux de convivialité.
La jeunesse est également mise en avant avec Jean Renoir, célèbre cinéaste du Front Populaire. Les photos de plateau prises par Eli Lotar rappellent l’importance de Partie de campagne dans l’imaginaire collectif. En 1936, le Front Populaire représente un tournant sur le plan culturel et social, entre autres avec les congés payés. L’avènement de la société des loisirs donne du baume au cœur.
La photographie qui accuse
Mais l’exposition se concentre sur le reportage photographique comme outil de documentation dans une stratégie militante. D’ailleurs, le titre de l’exposition est directement lié à un événement décisif survenu en juin 1935. Dans la lignée d’Aragon, Eluard et Man Ray (tous contre l’exposition coloniale Internationale de 1931 à Vincennes), René Crevel, écrivain et poète, a alors tenu, à la galerie La Pléiade, une conférence sur le rôle de la photographie comme arme contre le système bourgeois.
De nombreux photomontages vont être réalisés à cette période pour surprendre et faire passer des messages forts. Le masque à gaz, motif récurrent en littérature et en photographie, va être repris par les antifascistes et antimilitaristes.
Mobilisations
Bien sûr, Willy Ronis est incontournable de ce mouvement. Pour dénoncer les conditions de vies des ouvriers, il se rend dans les usines. Sa photographie de Rose Zehner, militante syndicaliste, lors d’une grève des ouvriers métallurgistes chez Citroën en 1938, qui ressortira des archives quarante-deux années plus tard, est toujours aussi poignante.
La foule est un motif récurrent dans la propagande des médias de gauche des années 1930. Ainsi, le photographe Pierre Boucher capte des moments de ces mobilisations qui attirent différentes générations. L’Enfant au drapeau, incarnant l’espoir d’un avenir meilleur, fait partie de ses œuvres majeures. Ré Soupault, quant à lui, se plonge au cœur des défilés et érige les manifestants en grandes figures. Gisèle Freund prend en photo des hommes politiques comme André Malraux ou Pierre Boucher.
Théâtres extérieurs du conflit social
Le théâtre, dit « d’agit-prop », est aussi le lieu d’expression, de mobilisations des intellectuels. Ce théâtre populaire s’adresse aux prolétaires. Politique, il est considéré comme un instrument d’agitation et de propagande. Le groupe Octobre en faisait parti, avec comme représentants Jacques Prévert et Jean-Paul Dreyfus. On en voit des clichés.
Par solidarité, la presse s’intéresse et diffuse à son tour les événements survenus à l’étranger. Des exposions de photographies anonymes sont organisées sur des révoltes menées à Cuba, à Vienne, au Mexique, en Espagne ou en Chine. Amenés à voyager, les photographes posent eux-mêmes un regard critique sur la situation sociale des pays qu’ils visitent, comme Gisèle Freund au Royaume-Uni ou Yves Allégret en Belgique.
La photographie de l’entre-deux-guerres en France
Cette exposition a permis aux chercheurs de venir combler un manque. Avec le recul, on relève aussi un intéressant écho à la culture de l’image partagée et un témoignage éclairant des révolutions médiatiques. L’amélioration des techniques d’impression à la fin des années 1920, avec notamment le développement de l’héliogravure, a en effet permis une meilleure qualité de reproduction à très grand tirage et offert davantage de possibilités en termes de montage graphique.
Grâce aux nombreux partenaires, cette exposition voyagera : au Musée de la photographie de Charleroi en Belgique du 28 septembre 2019 au 19 janvier 2020, puis au Centre de la photographie à Genève au printemps suivant. Un bel ouvrage a également été édité pour retracer ces années militantes.
Mona Dortindeguey
À découvrir sur Artistik Rezo :
Paris capitale mondiale de la photographie, de Sarah Meneghello
Exposition Willy Ronis au Pavillon Carré de Baudouin, de Mona Dortindeguey
À voir aussi la Zone une exposition à la Galerie Lumière des Roses qui se penche sur la réalité historique bien précise de la banlieue.
Cette galerie de Montreuil, ouverte en 2004, s’intéresse aux photographies d’amateurs et d’anonymes des 19e et 20e siècles.
Du 26 septembre au 8 décembre, pour plus d’information, consultez le site.
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