L’urgence de la création en Tunisie
3ajel – Le Temps Réel Talan Tunisie Un catalogue a été publié à cette occasion www.talan.fr/troisieme-edition-de-lexpo-talan/ |
Dans une ville où l’on compte seulement quatre galeries principales et trop peu de centres d’art – qui relèvent tous de l’initiative privée –, l’exposition qu’organise Talan participe d’une nouvelle dynamique où les entreprises ont une carte à jouer dans le soutien de l’art tunisien. Pour cette troisième édition, le titre est en lui-même un manifeste, «3AJEL / Le Temps réel», porté par deux commissaires, Marc Monsallier de l’Institut français de Tunis et la galeriste Aïcha Gorgi. Nouvelles perspectives pour l’art en Tunisie. Les artistes peuvent-il écrire l’histoire contemporaine, immédiate, réelle ? Celle qui coule comme un flot incessant sur les écrans des chaînes d’information en continu et relayée par les réseaux sociaux. Celle qui diffuse à l’excès la violence du conflit syrien, de l’immigration et des morts par milliers en Méditerranée – selon l’Organisation internationale des migrations (OIM), près de 2 500 personnesont déjà perdu la vie sur les cinq premiers mois de l’année 2016 –, des attentats… Certaines photographies émergent et cristallisent les émotions comme une claque qui fait office d’un rappel à l’ordre, une prise de conscience que ce ne sont pas que des images, mais bien des destinées d’êtres humains qui se jouent. Et puis d’autres scènes s’imposent les unes derrière les autres, émoussant les contours de notre mémoire pour retomber dans la banalisation de l’horreur. Voilà rien moins que les symptômes de cette addiction à l’immédiateté ! L’exposition proposée par Marc Monsallier et Aïcha Gorgi propose un «arrêt sur image», une lecture et un questionnement de ce temps réel à travers le filtre de la subjectivité des artistes, les «uniques vigies et oracles des temps modernes» comme les définit Mehdi Houas, le Président Groupe Talan. Mais ce n’est pas tout, l’exposition a plusieurs entrées : il y a le choix du point de vue arabe qui est fondamental dans cette démonstration et le fait que «si le temps réel est le temps immédiat, l’expression pose la question de la réalité du temps» précise Marc Monsallier. «On pourra dégager une valeur subversive de l’histoire écrite par les artistes et c’est cette valeur que nous sommes allés chercher dans l’écriture de l’urgence.»
3AJEL signifie «urgent» «3AJEL qui signifie ‘urgent’, est le mot arabe utilisé par les chaînes d’information en continu pour alerter sur la nouvelle immédiate» nous apprend Marc Monsallier. Et ce que nous ne percevons pas immédiatement en tant qu’occidental c’est que la transcription de ce mot est en soi un positionnement car «mêlant les chiffres arabes aux lettres latines, [elle] use d’un code apparu sur les réseaux sociaux où les chiffres correspondent aux lettres arabes inexistantes dans l’alphabet latin. Cette transcription intégrant le chiffre 3 répond à l’exigence du locuteur arabe contemporain là où, jadis, l’arabisant occidental eût sans doute opté pour AAJEL, dans une infidélité à la langue originale. En effet, dans ce cas, la lettre A transcrit alors indistinctement le graphème arabe A et une consonne arabe absente de l’alphabet latin n’ayant aucun rapport avec la voyelle. 3AJEL est donc un titre dont la forme déjà s’inscrit dans l’époque et le point de vue contemporains du locuteur arabe.»
Un artiste doit-il être engagé ? La toute première question que l’on se pose est celle du choix du sujet que les artistes ont traité, de leur responsabilité à mettre en scène tel fait d’actualité. Pour preuve, la polémique suscitée par Ai Weiwei lorsqu’il a rejoué la tristement célèbre photographie montrant le jeune Aylan étendu sans vie sur une plage de Turquie en 2015.
Pouvait-il s’attaquer à ce qui était devenu une icône macabre signifiant au monde entier cette incapacité à gérer dignement ce drame humain ? Ainsi, un artiste comme Combo a choisi la confrontation frontale dans son diptyque peint dans un style réaliste où lui-même prend la place d’un immigrant se noyant : une identification qui pourrait flirter avec l’indécence ou tout simplement donner plus de proximité pour déshumaniser la violence de la situation, tout est toujours une question de point de vue et de choix donc… Pour d’autres, l’arme est la métaphore, à l’image de Héla Ammar, Malek Gnaoui ou Noutayel Belkadhi. Sadek Rahim lui installe au centre de l’exposition un tapis, symbole du monde oriental, se mue en proue de bateau dans une économie de moyen, rappelant la précarité dans laquelle se trouvent ces être humains candidats à la traversée. Mais le tapis est également celui des Mille et Une Nuits qui transporte par magie Aladin, une porte ouverte au rêve de liberté.
Une vision de l’autre côté de la Méditerranée D’autres collent au flux de l’actualité en faisant un pas de côté cependant tels Hichem Driss, Matthieu Boucherit, Belhassen Chtioui, mounir fatmi, Maher Gnaoui… Mais tous condamnent, critiquent, alertent, pointent…, interrogent les limites de l’engagement en art et répondent en négatif à la question de l’importance d’une culture dans un paysage mondialisé. C’est-à-dire que la lecture de l’actualité contemporaine ne peut être la même que l’on se trouve d’un côté ou de l’autre de la rive de la Méditerranée. «Les artistes sont nombreux à parler de leur territoire dans une forme plus universelle. Taysir Batniji en est un exemple fort.» Dans son installation Imperfect Lovers, deux néons reproduisent deux mots arabes qui au premier abord semblent identiques, or, seule une lettre fait basculer le sens. On passe ainsi de thawra qui veut dire «révolution» à tharwa pour «fortune». Artiste palestinien, Taysir Batniji revendique dans son travail artistique le droit à la liberté, à la paix, à l’apaisement. Son histoire personnelle contrainte par l’Histoire du conflit israëlo-palestinien teinte son approche de l’histoire en train de s’écrire. «Sans doute que l’imaginaire ne peut être annulé, il s’enracine, comme celui de Flaubert déjà était en Normandie ou Dostoïevski en Russie, mais le propos est très partageable. Le risque est toujours l’exotisme. Certaines pièces dans l’expo le frôlent. Mais c’est un critère sans doute sur la force d’une œuvre.»
Confrontation internationale En tout, trente-sept artistes sont réunis dans cette exposition, une des rares occasions en Tunisie de confronter le travail d’artistes nationaux à d’autres à la carrière plus internationale. En proposant aux artistes de travailler sur ce thème structuré autour d’un commissariat est comme une étape : «Cet accompagnement ou l’attente même dans le commissariat, a été une certaine nouveauté dans une expo tunisienne de cette ampleur.» Un autre indice confortant l’idée que les choses commencent à bouger à Tunis, c’est le cadre même dans lequel prend place l’exposition : dans les locaux de l’entreprise internationale Talan – dont la compétence touche aux systèmes d’information et à l’intégration des nouvelles technologies. Rappelant qu’il n’y a aucune loi mécénat comme en France et que lorsque Talan se définit comme «mécène de l’art contemporain en Tunisie», c’est une réalité. L’objectif est d’être moteur sur ce territoire où tout est à construire pour la promotion de l’art, en mobilisant plusieurs entreprises qui pourraient avoir ce même rôle de soutien. Pour cela, il faut bien sûr que le pays préserve une certaine stabilité politique. L’histoire est en train de s’écrire… Stéphanie Pioda [embedyt] https://www.youtube.com/watch?v=fFQk4ecx7Bk[/embedyt] [Photos Stéphanie Pioda : 2 vues de l’exposition avec au 1er plan l’œuvre de Sadek Rahim Geçit [passage], 2016, tapis découpé de manufacture turque / Aïcha Gorgi et Marc Monsallier / Installation de Barthélémy Toguo, Code Noir Racisme, 2011 / Combo, les Noyés 1 et les Noyés 2, Les noyés II, 2015, peinture acrylique surtoile / Noutayel Belkadhi, Ailes cinétiques, 2016, acier, épines d’acacia et moteur électrique / Vue de l’exposition avec au 1er plan Héla Ammar, Frappe-éclair, 2016 / Aïcha Snoussi, Le livre des anomalies, 2016 (détail) / mounir fatmi, La Quatrième Couverture, 2016. Couverture du Point du jeudi 28 avril 2016 n°2277. Courtesy des artistes] |
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