L’art dans les années 1990 : la perte de vitesse de la critique d’art
L’art dans les années 1990 : la perte de vitesse de la critique d’art |
Les années 1990 ont été marquées par des changements politiques et une révolution numérique, ouvrant la voie vers une nouvelle ère pour le monde de l’art. Avec l’avènement du digital et la toute fraîche possibilité de communiquer aux quatre coins du monde, l’environnement social se modifie de façon irrémédiable et beaucoup d’artistes puisent leur inspiration dans cette évolution. Quant aux excès des années 1980, ils finissent d’être éclipsés par des idées plus conservatrices, suite à l’effondrement du marché de l’art en 1991. La production artistique des années 1990 se caractérise alors par un aspect plus brut, plongeant dans les méandres des questions raciales, du SIDA, de l’identité sexuelle et du genre. Et c’est un monde de l’art en pleine métamorphose qui accueille la mondialisation du marché de l’art et l’émergence des Young British Artists. Auparavant, le monde de l’art était plus simple et les rôles de chaque acteur, bien déterminés. Les artistes créaient et les marchands vendaient le travail des artistes dans leurs galeries tout en les conseillant sur leur carrière. Vendre ses œuvres en maison de ventes n’était pas la priorité des artistes, ces dernières étant, plus souvent, dévolues au second marché et aux ventes publiques. Les galeries offraient également une ouverture vers les antiquités et l’art classique. C’était sans compter sur l’explosion du digital qui a réduit le monde à un mouchoir de poche, bouleversant les rôles de tout un chacun. Changements de rôles Les années 1990 ont vu la fonction des maisons de ventes évoluer sans pour autant préempter celle des galeries — régulièrement organiser des expositions et s’attaquer au marché primaire. Le mode de représentation des artistes a également changé : ils ne sont plus nécessairement liés à une seule galerie ou un seul marchand et peuvent même ne pas être représentés, à l’instar de Banksy. Les galeries accueillent des expositions réalisées par les soins de commissaires dédiés et proposant entre autres des œuvres prêtées, tout en poursuivant leurs activités de vente aussi bien sur le marché primaire que secondaire. L’arrivée des foires d’art, telle que Art Basel, termine de provoquer une forme d’hystérie collective et ouvre la porte du monde de l’art aux néo-collectionneurs… Et c’est ainsi l’élitisme de l’ancien système qui se trouve évincé au profit d’un nouveau système où presque chacun a son mot à dire, sous réserve d’avoir les moyens financiers ad hoc. Non seulement le pouvoir d’achat pèse désormais dans la balance mais il faut également que les œuvres soient acquises par des personnalités de poids. Acheter de l’art est devenu un « passage obligé » pour qui souhaite ornementer son intérieur d’une pièce dans l’air du temps ; et les collectionneurs parcourent avidement les foires, toujours en quête d’une nouveauté. Les biennales n’ont fait qu’amplifier le phénomène, contribuant à l’internationalisation du marché de l’art. Depuis le début des années 1990, ce sont pas moins de 200 biennales qui ont vu le jour à travers le monde comme la Biennale de Berlin, la Biennale de Paris ou encore celle du Whitney museum, pour n’en citer que quelques-unes. Ces événements internationaux ont facilité une distribution mondialisée des œuvres d’art et permis l’émergence d’artistes qui seraient restés inconnus autrement. Dans une critique intitulée “Lost in the Gallery-Industrial Complex” (« Vers la galerie-complexe industriel »), Holland Cotter décrit une industrie de l’art menée par les galeries de luxe, les maisons de ventes et les collectionneurs — les plus puissants —, réduite à une simple source de travail et de revenus. Au final, l’argent est roi et dicte les règles du marché de l’art. Le désaveu de la critique d’art Dans son livre What Happened to Art Criticism (« Qu’est devenue la critique d’art ?»), James Elkins constate amèrement que : « La critique d’art connaît une crise mondiale […]. Elle est devenue diaphane tel un voile, flottant au grès de la brise des échanges culturels, sans jamais vraiment prendre racine. » Ce qui a surtout secoué le monde de l’art, c’est le passage de pouvoir des mains des grandes institutions et des critiques d’art — qui dictaient les artistes et les types d’art d’actualité —, à celles des collectionneurs. Les critiques étaient, autrefois, respectés et détenaient un semblant de pouvoir et d’influence. En ces temps modernes, la critique est encore respectée mais au même titre que le serait un lointain philosophe ; la mauvaise critique ne fait plus peur. Dans les années 1980, les critiques d’art pouvaient exercer un impact positif ou négatif sur la carrière d’un artiste ; c’est aujourd’hui le rôle des commissaires d’exposition, qui peuvent les mettre en valeur. La fonction clé du critique est de questionner la cohésion (historique ou thématique) des thèmes proposés par les institutions, marchands et commissaires, tout en décortiquant les tenants et les aboutissants de l’œuvre d’art. Le pouvoir de la critique d’art s’est amenuisé, à mesure de sa réticence à évoluer de concert avec les changements inévitables du monde de l’art. D’ailleurs, pour James Elkins, les critiques ne « critiquent » plus : ils se contentent de mettre en lumière les circonstances qui ont mené à la création d’une œuvre voire la décrivent succinctement. Un autre obstacle à la voix de la critique prend la forme des nouvelles technologies qui ont révolutionné les voies de transmission de l’information. Au lieu de permettre l’épanouissement et la diffusion aux masses de ce mode d’expression personnel, cela l’a, au contraire, conduit à la dégringolade, accentuant une situation fragilisée. Les missions de la critique d’art ont ainsi, peu à peu, perdu de leur force face aux changements d’un monde de l’art, auquel il semble si difficile de s’adapter. La critique d’art a bel et bien perdu de sa superbe. Certains critiques ressentent cette perte de vitesse et, face au pluralisme de l’ère post moderniste, se rendent compte que leur impact n’est plus le même. Selon une étude réalisée auprès de 230 journalistes critiques d’art, par le National Arts Journalism Program de l’université de Columbia (NAJP), deux critiques sur cinq estiment que « la critique d’art n’offre plus de conseils faisant autorité pour l’art actuel ». Les biennales et les foires posent également difficulté aux critiques, qui peinent à trouver une cohésion entre les œuvres et les sujets proposés, de par leur diversité. Dans l’article “Feeding Frenzy” (« Boulimie »), paru dans The Village Voice, Jerry Saltz déplore le développement des foires qui, selon lui, ne sont pas propices à l’analyse minutieuse rendant les « critiques d’art au sein d’une foire, loins de l’épicentre de l’action. » Les acteurs les plus influents du marché aujourd’hui sont les collectionneurs, les marchands et les commissaires. Par le passé, marchand et critique travaillaient de concert, contribuant à faire connaître et reconnaître le travail d’un artiste voire un mouvement artistique. De nos jours, une symbiose s’est instaurée entre marchands, collectionneurs et commissaires, rendant délicate toute velléité d’influence de la discussion artistique par le critique. Ce qui compte maintenant pour un artiste est d’être représenté par la bonne galerie, faire partie des bonnes collections privées et muséales ; la parole du critique importe peu en comparaison. Les marchands, commissaires et collectionneurs, grâce à leur capacité à détecter les nouvelles tendances et autres talents émergents, ont confisqué le pouvoir de la critique. Le marchand se préoccupe des chiffres de ventes et peut, en ce sens, être influencé par les analyses d’un critique dans sa recherche d’une pépite. Le commissaire initie le public au monde de l’art en créant des espaces de discussion autour de l’artiste. Il joue un rôle clé au sein des musées, des biennales et des expositions collectives en sélectionnant les œuvres qui seront exposées et en les agençant de façon cohérente. Les collectionneurs, quant à eux, cherchent à assoir leur statut social en développant leurs collections ; ils peuvent éventuellement avoir recours aux critiques pour organiser des expositions et mettre en avant les collections dans la presse. Les collectionneurs voyageant généralement à travers le monde, ils enrichissent souvent leurs collections de pièces d’exception, illustrant parfaitement à quel point les critiques ne sont en rien une autorité indispensable dans ce monde de l’art. Charles Saatchi est sans doute l’un des collectionneurs les plus connus, célèbre pour son soutien aux Young British Artists et ses expositions à « Sensations » qui propulsent les artistes dans les paillettes. Son pouvoir tient essentiellement au fait qu’il ait contribué à rendre l’art contemporain incontournable tout en créant un pont entre le conceptualisme et le Pop Art. « L’effet Saatchi » est un terme qui s’applique à ce collectionneur capable de couvrir de succès un artiste tout en ayant un pouvoir de vie ou de mort sur sa carrière. Malgré cela, les artistes rêvent quand même de voir leurs œuvres acquises par Charles Saatchi. Ce dernier est un exemple emblématique de l’influence que peut exercer un collectionneur sur les tendances du marché à travers ses expositions. La controverse autour de l’installation de Maurizio Cattelan La Nona Ora (The Ninth Hour) illustre bien la façon dont ces trois mondes s’articulent. Cette statue de cire, grandeur nature, représentant le Pape Jean-Paul II écrasé par une météorite, a été produite en deux exemplaires. Le premier exemplaire a été acheté 80.000 $ par un collectionneur français et exposé pour la première fois, en 1999, au Kunsthalle Basel. La seconde copie, acquise par un marchand d’art britannique, a été exposée à la Royal Academy de Londres dans une exposition intitulée « Apocalypse ». Selon le commissaire Norman Rosenthal, l’intention sous-jacente était de créer un environnement favorable au succès de l’exposition de cette œuvre controversée… Aucune des deux expositions n’a rencontré l’accueil escompté. En 2000, une des copies a été présentée à la Zacheta Gallery à Varsovie, où elle a suscité beaucoup de colère avant d’être vandalisée. C’est alors que Philippe Ségalot, directeur du département d’art contemporain chez Christie’s persuade le collectionneur français de se séparer de la statue et la pièce est mise en vente en 2001. La suite de l’histoire prend place à New York, où l’exposition d’une pièce controversée — d’un autre artiste — au Brooklyn Museum of Art pousse Rudy Giuliani — alors maire de la ville — à juger la pièce obscène et à mettre en place un comité de la décence chargé de statuer sur l’art financé par les fonds publics. Dans la foulée, le commissaire Harald Szeemann annonce son intention d’exposer l’œuvre de Maurizio Cattelan à la Biennale de Venise, le mois suivant, afin de contester l’idiotie même du concept de « décence dans l’art ». La pièce est vendue 886.000 $ (993.600 $ frais inclus), à un acheteur inconnu, soit bien plus que son prix initial de 80.000 $. De façon inédite, une œuvre voit alors sa valeur décupler en l’espace de deux ans. Alors que la cote de Maurizio Cattelan explose, deux marchands d’art genevois, Huber et Blondeau décident de proposer la pièce aux enchères à New York. La veille de la vacation, une autre œuvre mettant en scène un éléphant représentant le parti Républicain portant une capuche du Ku-Klux-Klan, s’envole à 2,7 M$… La Nona Ora est adjugée 3 M$, un nouveau record pour l’artiste. Cinq plus tard, l’œuvre vaut 37 fois son prix initial ! Qui sait ? Sans les cycles d’expositions controversées de Charles Saatchi qui ont préparé le terrain, La Nona Ora n’aurait peut-être jamais été présentée au public et encore moins été source de discussion. Quel avenir pour la critique d’art ? La mondialisation et la digitalisation du monde de l’art a donné du poids aux lois du marché, jetant les bases d’une crise culturelle et sociétale, symptôme de crises bien plus profondes. Le rôle de la critique d’art s’est vue reléguée progressivement au second plan, au profit des collectionneurs, marchands d’art et autres commissaires. La critique d’art n’a pas pour autant disparu mais se voit contrainte de s’adapter, tout en restant fidèle à sa mission. En tombant de son piédestal, son influence et son pouvoir ont été écornés mais le propre de l’histoire étant de se répéter, l’occasion se présentera peut-être un jour de retrouver son lustre d’antan dans le brillant monde de l’art. Art media Agency [Crédits Visuels : © Prickly Paradigm Press ;© Artsper, Young British Artists « Sensation » à la Royal Academy of Art de Londres en 1997 ; © Artsper, Charles Saatchi ] |
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