Kathy Alliou : “Il est primordial de sortir le visage d’une relation d’instrumentalisation”
Rencontre avec Kathy Alliou, responsable du département du développement scientifique et culturel des Beaux-Arts de Paris, qui prête une attention particulière aux jeunes artistes et aux diplômés qu’elle accompagne de près. En ce printemps, elle est commissaire de l’exposition personnelle d’Éléonore False, Tout me trouble à la surface.
Peux-tu nous présenter cette exposition qui prend forme dans le cadre du programme “Le Théâtre des expositions” des Beaux-Arts de Paris ?
Cette exposition porte le titre Tout me trouble à la surface, qui est extrait des correspondances de Gustave Flaubert, où il dit : “J’ai bien une sérénité profonde, mais tout me trouble à la surface ; il est plus facile de commander à son cœur qu’à son visage.” Les mots “trouble”, “surface” et “cœur” ont été des fils rouges pour nous, ce qui fait un visage en particulier. Il y a eu tant d’expérimentations scientifiques aux 19ème et 20ème siècles qui ont eu pour objectif ou pour effet de classer les visages en catégories, de les stigmatiser. Il est primordial de sortir le visage d’une relation d’instrumentalisation. Il est ce qui permet les relations entre personnes par la lecture de nos affects, de nos émotions et par conséquent une réponse politique de la part du collectif, de la société. Éléonore False a abordé cet enjeu à l’occasion d’une résidence qu’elle a effectuée au sein des incroyables collections des Beaux-Arts de Paris. Elle a choisi un fond photographique en particulier, parmi les photographies scientifiques du 19ème, le fond du médecin Duchenne de Boulogne. Il s’est emparé des innovations, notamment dans le domaine de l’électricité, pour activer de manière artificielle les muscles du visage de ses cobayes humains au moyen d’électrodes. Leurs visages, exprimant des expressions découplées d’une réalité intérieure, devenaient des masques d’expressions. Il a intitulé ses recherches le “Mécanisme de la physionomie humaine”. Éléonore False a concentré son attention sur l’une de ces personnes en particulier, “le vieux cordonnier de la Salpêtrière”, dont le médecin disait qu’il était vieux et laid. Par ses œuvres, entre la planéité et le volume, l’artiste a redonné son aura, son humanité à ce vieux cordonnier, avec empathie.
Quelle a été la réflexion autour de la construction de l’exposition ?
Il y a deux registres dans la construction de l’exposition. L’un fondé sur un travail quotidien, manuel, intimiste. Il s’agit des collages de l’artiste, inspirés des œuvres de la collection. Et l’autre, par un jeu d’extrapolation de certains de ces collages, métamorphosés par la 3D, nous plonge dans un espace qui relève de l’installation. Une œuvre au sol, faite d’une moquette couleur crème, est incisée pour laisser dépasser des coins de photographies, à l’instar d’un dos d’album. Elle est une pièce emblématique de l’exposition, un soubassement imaginaire d’images latentes. Cette œuvre est de nature à la fois spéculative mais aussi très physique, elle propose une véritable expérience aux visiteurs.
Comment s’est déroulée la résidence de l’artiste aux Beaux-Arts et combien de temps a-t-elle duré ?
Éléonore False est désormais une artiste confirmée, enseignante aux Beaux-Arts de Toulouse. Nous travaillons ensemble depuis des années, dès la fin de ses études aux Beaux-Arts de Paris. Nous avons organisé ensemble une première exposition personnelle, plus modeste, dès l’obtention de son diplôme, dans un espace dédié aux jeunes diplômés dont j’avais la responsabilité, Le Belvédère. Notre compagnonnage n’a pas cessé. Plus récemment, sa résidence s’est étirée sur une période d’un an et demi. Elle a consisté en un accès privilégié aux œuvres de la collection, avec un bureau au cœur du service des collections et une intégration harmonieuse parmi l’équipe, dans la mesure de sa disponibilité et dans le respect des principes qui régissent les œuvres patrimoniales. Le regard que les artistes portent sur les collections patrimoniales est unique, il nous révèle les œuvres sous un angle différent, inattendu.
Pourquoi Éléonore False s’est-elle penchée plus particulièrement sur la donation de Duchenne de Boulogne ?
Elle voulait travailler à partir d’un fond de photographies médicales, dès l’origine de la photographie qui se trouvait à la fois au service de la science et de l’art. Les enjeux autour du visage dans le travail du médecin l’ont captivée. Ces photographies sont passionnantes, on en connaît en particulier ses “Ovales”. Elles continuent de nous interroger aujourd’hui, sur la relation médicale, sur la position de cobaye et de modèle. En 1875, Duchenne de Boulogne a donné l’ensemble de ses recherches photographiques à l’École des Beaux-Arts de Paris. Le professeur d’anatomie de l’époque les utilisait dans ses cours. Ainsi, les photographies d’expressions du médecin devinrent des référents pour les élèves de l’époque. On constate que certains ont réutilisé les expressions du vieux cordonnier dans les concours auxquels ils répondaient, comme celui des “Têtes d’expression peintes”. La persistance des traits de ce vieux cordonnier est touchante. Il est devenu un jalon dans la transmission artistique aux Beaux-Arts de Paris, jusqu’à aujourd’hui.
Plus d’informations sur le site des Beaux-Arts de Paris.
Propos recueillis par Pétronille Dugast
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