Kader Attia. « Il est temps que l’art soit politique ! »
La Colonie de Kader Attia Tarifs : Accès libre La Colonie Facebook Actualité 13h-22h. Entrée libre |
Depuis le 21 octobre 2016 Redonner des espaces à la parole et pensée, tel est le projet de ce nouveau lieu qu’a ouvert en octobre Kader Attia, pratiquement au même moment où il a appris qu’il était le lauréat du Prix Marcel Duchamp 2016. « Tout à la fois repère et refuge, La Colonie est un espace à l’identité bigarrée : c’est un bar et une agora ; un laboratoire et une salle de concert ; un lieu de paroles, d’écoutes, de partages, d’expérimentations et de monstrations. » Rencontre avec un artiste engagé. Vous venez d’ouvrir un nouveau lieu à Paris, La Colonie. De quoi est partie cette nouvelle aventure ? Cela fait des années que je sillonne le monde à travers des expositions, des colloques, des symposiums, des conférences… et je me suis rendu compte que, malgré l’offre culturelle importance à Paris, il n’y a pas d’espace de dialogue, de rencontres et de parole libre. Peut-être faut-il croiser ce constat avec la grande déception que j’ai vécue avec les attentats de Charlie Hebdo : parce que j’habite à Berlin, cela a déclenché en moi une sorte d’amour pour la ville de Paris et pour la France où j’ai passé une grande partie de ma vie. Est-ce par culpabilité, parce que vous n’y vivez plus ? Non, mon grand cheval de bataille est la réparation. On ne peut passer sa vie à développer de la théorie à travers des œuvres et des écrits et ne pas traduire, à un moment donné, cette pensée en acte. Il s’agit plus de frustration : j’avais envie d’agir. Et à Paris, il y a une sorte de cloche institutionnelle sur les espaces de pensée et de parole. Cette cloche institutionnelle relèverait de la bien-pensance ? Oui, et du confort car penser demande de l’effort. La France – et notamment le Paris d’Après-guerre – a été une place du discours, de la pensée en train de s’élaborer et de la critique. Mais aujourd’hui, le constat est affligeant : il n’y a plus d’intellectuels prenant la parole dans l’espace public, rayonnant ou ayant un impact sur la psyché contemporaine. Dans les années 1960-1970, des intellectuels comme Michel Foucault, Jean Genet, Angela Davies descendaient dans les rues et donnaient une impulsion. Aujourd’hui, il y a bien Slavoj Žižek qui apparaît dans certaines manifestations comme Occupy Wall Street, mais sans vraiment cette force. Charlie Hebdo et le Bataclan ont un peu fait bouger la société française et d’autres voix commencent à s’élever, parmi lesquelles celles du psychanalyste Fethi Benslama. Il amène dans le débat politique et sociétal un discours fondé sur les névroses, un discours analytique de la psyché, aussi bien du monde islamique que du monde français catholique ou juif. Comment tout cela s’incarne dans la Colonie ? L’étage est dédié à la parole, à la poésie, au verbe, et à cette idée très présente dans mon travail d’une considération éminemment politique de la création. Il s’agit de créer un espace qui permette une liberté formidable en mutualisant cette tribune formidable qu’est l’art. C’est la seule discipline humaine qui permette l’ellipse, une technique qu’on utilise d’ailleurs dans le cinéma et qui est associée aux surréalistes : faire une relation entre une table de dissection et une machine à coudre ! L’ellipse peut aider à développer et impressionner l’esprit d’un public à travers ses relations inattendues.
C’est un postulat, l’art doit être politique ? Aujourd’hui oui. La création est politique de facto. Il y a plusieurs niveaux de lecture de cette idée même d’un art politique? Oui, mais même lorsque Van Gogh peint ses tournesols, il fait un acte politique. J’entends par « politique » toute relation mutuelle, l’être ensemble. Lorsqu’on crée une œuvre d’art, on se met ensemble et on s’expose. La politique ne consiste pas seulement à sortir dans la rue avec des fumigènes : il s’agit de prendre en compte le monde dans lequel on vit. Quelle différence faites vous avec l’engagement ? L’engagement c’est considérer que l’art est le miroir du monde. On ne peut pas rester silencieux à une époque où prendre un verre sur une terrasse devient dangereux. Toutes les personnes qui restent silencieuses sont prises de mensonge. C’est pour cela que les névroses et l’analyse psychanalytique m’intéressent car personne ne ment à son ego. Face aux attentats de Charlie et du Bataclan, un projet de la Colonie se doit d’exister. A votre question « l’art doit-il être politique ? », je répondrai qu’il est temps qu’il soit politique. On doit vraiment apporter du contenu dans la création, du contenu sémantique. Si une chose manque au discours politique dans l’art c’est la transmission. Aussi intelligentes et intelligibles puissent être les œuvres d’art, si elles n’atteignent pas les personnes concernées – victimes ou bourreaux – elles ne servent à rien. Oui, avec la poésie, mais pas seulement. Je tiens beaucoup à cette idée que tout le premier étage soit dédié au verbe, à la poésie et à la pensée, et pas aux œuvres d’art, pas uniquement à la théorie. Un détail important de mon projet intellectuel est de ne pas tomber dans un projet trop pointu, uniquement dédié à la pensée. Le partage de la connaissance à travers la littérature et la poésie relève aussi de l’émotion. Cette idée de transmission passera parce qu’on invite un public, qu’on organise des colloques. Le premier a été organisé avec l’Ecole d’architecture autour de la réappropriation, avec 150 étudiants et 50 intervenants sur 3 jours. On crée une école – une medrassa comme on dit en arabe –, on prend des espaces abandonnés par l’éducation nationale pour des raisons de néolibéralisme, de fainéantise, d’électoralisme aussi ! Par manque d’utopie et d’idéologie. Par intérêt électoral. Je vous parle de choses concrètes. Pour le colloque des 16-17-18 novembre (Theory Now – Réengager la pensée) je cherche des fonds afin de faire intervenir un traducteur pour que les propos de Bernd Scherer, Martha Rosler ou Bruno Latour soient accessibles à tous. Pour moi la question de la transmission est concrète. On ne peut pas œuvrer à la transmission des savoirs et être piégé nous-mêmes. Nous n’avons pas de subventions, nous sommes seuls. Je ne sais pas si on sera là dans 1 ans ou dans 2 ans, mais on va se battre. C’est très juste ce que vous dites. J’en parlais lors de conférences, alertant sur le fait que les politiques devraient vraiment écouter certains artistes : je pense à Forensic Architecture (FA), un collectif de Goldsmith University à Londres qui fait un travail pointu et formidable. Ils ont créé une application pour téléphone Watch the Med : il suffit de photographier toute personne quittant les rives de la Méditerranée dans une embarcation précaire pour que celle-ci soit localisée géographiquement sur Google Earth et ainsi, tout le monde peut suivre son parcours. Les informations sont envoyées sur d’immenses plates-formes consultées par les associations humanitaires et l’armée pour que ces embarcations ne disparaissent pas. Je vais les inviter au colloque sur le thème de l’eau que l’organise à l’université Cheikh Anta Diop de Dakar le 8 janvier afin qu’ils exposent ce projet. Je pourrais faire mon travail artistique dans mon coin, mais je dois quand même vous dire que la Colonie la prolongation de mon travail, j’ai un vrai plaisir à écouter les gens parler à les interviewer. J’ai envie de partager ce plaisir avec le public : c’est là la force de la transmission et de la pensée universelle qui s’est construite depuis les Grecs et depuis toujours par des récits, des histoires. Peut-être qu’en ce sens-là, la Colonie est une œuvre de Kader Attia, l’infrastructure intellectuelle. C’est un work in progress. On en reparlera dans 2 ou 3 ans… Oui, ce sera quelque chose d’organique en évolution constante. Et surtout il y a un horizon, la présidentielle en 2017 ! Cette période est importante et il va falloir créer des débats. Je suis très excité par ces enjeux : on sort de la cimaise et du white cube pour aller dans le réel. L’œuvre d’art est importante, mais ce qui fait l’œuvre est ce qu’il y a autour. L’objet est un signifiant, un signe. Ce qui m’intéresse c’est ce qui le précède et ce qui le dépasse. Propos recueillis par Stéphanie Pioda
[Crédits. Portrait de Kader Attia © Michael Danner / Photo 2, 3, 4, vues de la Colonie. D. R. / Photo 5 : Réfléchir la Mémoire / Kader Attia, Reflecting Memory, 2016. Video HD, 40′. Courtesy the artist, Galleria Continua, Lehmann Maupin, Galerie Nagel Draxler, Galerie Krinzinger © Vanni Bassetti / Photo 6 : Kader Attia, Entropie / Entropy, 2016, Sculpture, Old wooden art object of Central Africa from the Ngbaka ethnic group, telescopic steel arm for screen Courtsey the artist, Galleria Continua, Lehmann Maupin, Galerie Nagel Draxler, Galerie Krinzinger © Vanni Bassetti / Photo 7 : Kader Attia, Sans Titre / Untitled, 2016, Sculpture, Algerian bread also called bread of Aurès or “Matlouh”. Courtesy the artist, Galleria Continua, Lehmann Maupin, Galerie Nagel Draxler, Galerie Krinzinger © Vanni Bassetti] |
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