Juliano Caldeira : “Je me positionne en tant que peintre de notre époque, j’utilise des technologies actuelles”
Juliano Caldeira est un artiste peintre brésilien. Adepte des technologies, il réunit l’art et les sciences pour créer de nouvelles créatures à la frontière entre humain et monstre. Découverte d’une peinture aux techniques croisées et aux êtres hybrides.
Peux-tu te présenter pour les personnes qui ne te connaissent pas ?
Je m’appelle Juliano Caldeira, je suis peintre. Je suis Brésilien et je suis arrivé en France en 2005 pour finir mes études à l’ENSA de Bourges. Après l’école, j’ai continué à construire ma carrière petit à petit en France avec des résidences, des expositions personnelles et collectives.
Tu es Brésilien mais tu vis en France, est-ce que cette double culture influe sur ton travail ?
Il y a toujours une influence. Mais il n’y a pas une influence caricaturale, dans le sens où je n’emprunte pas d’images directement de la culture brésilienne. Je ne cherche pas à y rattacher des choses que l’on pourrait reconnaître en tant que brésiliennes. Je pense que c’est plus une structure mentale, la manière dont je pense, dont j’organise mes pensées qui change.
Je sais que le baroque brésilien est quelque chose qui m’a toujours profondément touché. J’ai grandi dans une région où il y a une grande densité d’églises baroques, beaucoup d’architecture baroque, des intérieurs avec des sculptures et des dorures avec grand faste. Peut-être que cela se voit dans certaines de mes peintures ? Il y a quelque chose d’un peu saturé – d’images, de couleurs, d’informations.
Comment est-ce que tu as été confronté à l’art ?
Je ne viens pas d’une famille d’artistes mais j’avais dans la bibliothèque de mes parents des sortes de fascicules sur l’art : L’art de Manet, de Goya, de Cézanne… Et c’est là que j’ai commencé à voir mes premiers tableaux, sur ces images imprimées. Quand j’ai eu un vrai face-à-face avec les œuvres, c’était bien plus tardivement. Je me rappelle très bien des premières images des peintures de Manet que j’ai vues, qui m’ont énormément impressionné, Goya aussi. Ce sont deux artistes européens que j’ai imprimé dans ma tête, dans ma culture visuelle et qui ne m’ont jamais quitté. Mon premier choc esthétique a été face à un triptyque de Francis Bacon à São Paulo, lors d’une biennale. Et tout cela se mélange avec les autres choses que j’ai vues au Brésil, du baroque de ma région… Plus tard, j’ai décidé d’intégrer l’Escola de Belas-Artes là où je vivais, à Belo Horizonte.
Est-ce que tu as un fil rouge dans ta création ? Un thème, un concept ou une idée que tu aimes aborder dans ta création ?
C’est une question à laquelle je réfléchis depuis longtemps. Ma pratique est divisée par des séries mais il y a toujours la question de l’hybridation et de la monstruosité. La part de monstre de l’homme, de l’humanité. On revient sur Goya et Bacon.
Je pense que c’est ça, mon fil rouge, c’est cette construction mi-homme, mi-animal. Par le masque, ou de façon directe par le collage comme dans la série Mental Landscapes ou Les Harpies. Ce sont des créations qui ont un rapport esthétique avec le collage mais ce sont surtout des espaces mixtes pour créer des monstres, des créatures qui sont entre deux mondes. Ou avec l’intelligence artificielle sur Ghost et Apparition.
“Le monstre c’est une matérialisation de la peur dans toute les cultures.”
Quand as-tu rencontré l’IA (intelligence artificielle) pour la première fois ?
Alors, ma rencontre avec l’intelligence artificielle est récente parce que c’est une pratique qui s’est développée récemment dans mon travail. Mais de manière plus large, j’ai toujours été intéressé par les technologies, j’ai eu une formation technique en électronique – et même si je dessinais depuis tout petit, j’étais plutôt doué en maths et en programmation.
Aux Beaux-Arts de Bourges, j’ai essayé de faire des choses avec de la vidéo, de trouver les rapports que pourrait établir la vidéo avec la peinture. Donc j’ai fait des vidéos bourrées d’effets numériques qui avaient un caractère contemplatif, un peu comme une peinture. Puis, j’ai peint d’après des arrêts sur image de mes propres vidéos, et créé ainsi des dialogues croisés entre la peinture et la technologie.
Et comment l’as-tu intégrée dans ton processus artistique ?
Je pense que c’est une sorte d’évolution naturelle dans mes recherches. J’ai toujours pensé que l’art s’appuyait sur la technologie de son propre temps. Hockney a écrit un très beau livre sur ça.
Et un jour, je suis tombé sur ces algorithmes qu’on appelle “Generative Adversarial Networks” (GAN), réseaux antagonistes génératifs en français. Ces algorithmes permettent de générer des images d’un réalisme troublant. J’ai été complètement fasciné par cette technologie, ces algorithmes capables d’analyser des images et en générer d’autres à partir de ce qu’ils ont appris. Je me suis aussi beaucoup intéressé aux recherches de Google avec Deepdream, qui s’appuie sur l’idée de paréidolie.
Avec Ghosts l’idée était de peindre des portraits de personnes qui n’existaient pas mais qui me serviraient de modèles. C’est une série que j’ai créée pour une exposition à Pantin contre le gouvernement de Bolsonaro, organisée par Sam Art Projects et Ivan Argote. Et j’ai employé cette technologie, qui est la même utilisée pour créer de faux profils sur Internet pour influencer l’opinion publique avec des fakenews. J’ai peint une trentaine de portraits de personnes qui n’existaient pas, mais qui auraient pu potentiellement modifier le cours des élections…
Et pour Apparitions ?
Je me suis demandé comment je pourrais utiliser plus profondément cette technologie, comment l’adapter à mon travail sur l’hybridation. C’est comme ça que j’ai décidé de saboter le code de l’IA : au lieu de lui fournir des portraits, c’est-à-dire les images qu’elle est capable de traiter, la nourrir d’images contradictoires, d’images que l’IA ne connaissait pas déjà. J’ai commencé à enrichir la banque de données avec des images de plantes, d’oiseaux, d‘animaux… des choses qui appartiennent à mon répertoire. Et là, à ma grande surprise, des monstres ont commencé à surgir. Et j’ai une certaine liberté, je peux altérer certains paramètres pour faire pencher la balance du plus humain au plus animal ou au plus végétal…
Pourquoi peindre ces images ?
Parce qu’elles parlent de nos peurs d’aujourd’hui, la peur du contrôle de la société par les monstres technologiques, ces choses sans corps, sans visage et qui dictent nos vies.
La peinture c’est un autre langage, l’intérêt c’est l’apport d’une autre lecture à ces images. La peinture va donner du corps, de la matière, de la présence à ces images qui sont complètement désincarnées.
La peinture amène quelque chose d’humain. Je prends des décisions qui sont de l’ordre de la peinture. Je ne vais pas forcément copier les images générées avec l’IA mais je vais les interpréter en tant que peintre. Il y a des accidents qui ne peuvent exister qu’en peinture, il y a des coulures, des matières, des zones plates, avec du relief, des zones de flou, des zones avec de la précision.
J’aime bien travailler ses images qui sont fabriquées instantanément et les amener dans un champ de la lenteur, de la pensée humaine, de la culture… celui de la peinture.
La peinture évolue à son rythme, depuis des siècles, avec ses propres codes, son propre langage. Je me positionne en tant que peintre de notre époque, j’utilise des technologies actuelles, auxquelles tous ont accès, pour créer un dialogue entre l’histoire de l’art et les choses actuelles, présentes dans notre quotidien. Je situe ma peinture dans une zone atemporelle, entre deux cultures, entre deux mondes, entre des temps et des pensées différentes.
Des projets à l’avenir ?
Le plus immédiat est de continuer cette série Apparitions, pour le moment il y a six tableaux. Ensuite, j’ai une exposition en janvier avec un jeune collectif de curateurs qui s’appelle Injection. L’exposition s’appelle IPSE, qui traitera justement de ces questions d’identité, de construction d’identité psychique mais aussi physique. Et une autre exposition avec d’autres artistes d’Amérique Latine qui s’appellera Matière Solaire, j’espère qu’elle pourra avoir lieu cette année 2021 – physiquement.
Propos recueillis par Zélie Caillol
À lire également sur Artistik Rezo : Obvious : “C’est l’algorithme qui identifie une nouvelle esthétique” par Julie Caredda
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