Juan-David Nasio : “L’art m’aide à soigner des patients”
Juan-David Nasio est un psychiatre et psychanalyste, auteur de nombreux livres à succès. Il partage ici quelques-unes de ses idées sur l’art, la création et le rôle que ceux-ci peuvent jouer en psychanalyse. Ses propos sont extraits de son livre, La sublimation : Vélasquez et Bacon qui paraîtra aux éditions Payot en décembre 2020.
Nous vivons une situation inédite de confinement pour cause de pandémie (sur laquelle vous venez d’ailleurs de vous exprimer : ici). Si la situation n’est pas comparable, vous avez vécu ce que vous appelez un “confinement artistique” pour écrire L’inconscient de Vallotton. Pouvez-vous nous en dire plus ?
En effet, pour rédiger le commentaire d’une dizaine de tableaux de Félix Vallotton, j’ai souhaité baigner dans la peinture de ce peintre. L’été 2013, je suis parti en vacances en Italie, et durant tout le mois d’août, je me suis enfermé dans le salon que je louais, où j’ai accroché des reproductions sur tous les murs. Je mangeais en regardant les tableaux de Vallotton, je rêvais de la peinture de Vallotton. Imprégné de Vallotton, j’ai pu produire mon propre enfant – si j’ose dire.
C’était une expérience merveilleuse, mais également très difficile parce que j’ai dû entrer dans la profondeur de la vie d’un homme dont la biographie n’existe pas. En revanche, son journal intime m’a bien servi car il me permettait de comprendre, de découvrir l’artiste et sa vie intérieure.
Comment s’est présentée cette opportunité de collaboration avec la RMN-GP (Réunion des Musées Nationaux) ?
En 2013, j’ai reçu un appel téléphonique de l’éditeur des Musées Nationaux concernant l’exposition sur Felix Vallotton au Grand Palais. Il avait pensé à moi pour écrire l’album de cette exposition. Pour chacune de ses expositions, le Grand Palais réalise un catalogue avec de nombreuses œuvres exposées et un album plus petit avec une sélection d’œuvres. Compte tenu de la personnalité de cet artiste (1865-1925), il souhaitait que les commentaires, réalisés la plupart du temps par des critiques d’art, soient écrits par un psychanalyste ou un psychologue. J’ai accepté.
La semaine suivante, à ma demande, l’éditeur m’a fait livrer les reproductions des tableaux de Vallotton que j’ai exposées à mon cabinet, avant mon “confinement artistique” en Italie. J’avais déjà écrit sur l’art, mais jamais je ne m’étais consacré à la relation entre la vie et l’œuvre d’un peintre de manière aussi complète.
Qu’est-ce qu’un artiste, selon vous ?
On peut définir l’artiste à l’aide d’un poème : “Tout homme crée sans le savoir / Comme il respire / Mais l’artiste se sent créer / Son acte engage tout son être / Sa peine bien aimée le fortifie.” Que veut dire Paul Valéry dans son poème ? Que la création, c’est le propre de nous tous ! Au moment où je vous parle, au moment où j’ai eu l’initiative de vous lire ce poème je suis moi-même en train de créer. Mais suis-je un artiste ? Non.
La création d’un artiste est plus que la simple combinaison du vieux pour créer du nouveau. Elle répond à trois caractéristiques. La première : l’artiste sent qu’il crée ; il s’en rend compte, c’est-à-dire qu’il a une conscience émue de la création, de l’acte même de créer. La deuxième : l’artiste se donne entièrement ; il vit et il crée en vivant. La dernière, et la plus importante de toutes : la souffrance ; cette souffrance l’inspire, lui donne de la force pour créer ; ce n’est pas une création innocente mais intentionnelle et vécue.
Quel est le lien entre l’art et la psychanalyse ?
La psychanalyse n’est pas l’art mais elle a de profondes affinités avec l’art. Un artiste, c’est un homme qui voit mieux que les autres, car il regarde la réalité nue et sans voile. L’homme capable de mettre le feu à toutes les conventions, de faire violence au langage, de voir les choses par-delà leur usage pratique et de voir la réalité pour ce qu’elle est, sans rien interposer entre elle et lui, celui-là sera un artiste.
Mais ce sera aussi un psychanalyste, avec une différence toutefois : le thérapeute ne s’adresse qu’à un être singulier qui souffre, pour lui faire voir le mal qui le mine, tandis que l’artiste s’adresse à tous, pour nous faire éprouver des sensations et des émotions endormies dans notre inconscient et sur le point d’éclore. La fonction d’un artiste, c’est donc de voir, et d’essayer de nous faire voir, ce que nous ne percevons pas en nous-mêmes.
Pensez-vous que l’art puisse aider à soigner des patients ? Vous en servez-vous en thérapie ?
Je vais répondre à nouveau avec une citation merveilleuse de Goethe qui m’aide beaucoup dans mon travail : « Nous parlons beaucoup trop, nous devrions moins parler et dessiner davantage. / Je voudrais me déshabituer de la parole et ne plus exprimer ma pensée qu’en dessins. »
Avec mes patients, je m’exprime souvent en dessin. Je prends une feuille, un papier et un crayon et je dessine. Je l’écoute et je traduis ses émotions en images. Voici un schéma tiré d’un de mes livres pour expliquer ma pensée.
Donc, l’art m’aide effectivement à soigner, à soulager certains patients. Dessins et schémas peuvent révéler des émotions douloureuses qui les accablent. Ainsi, le chemin vers la guérison peut-il commencer.
Quels sont vos nouveaux projets ?
Actuellement, j’écris un livre sur la relation entre Velázquez, célèbre peintre espagnol du XVIIe siècle, et Bacon, peintre anglais mort dans les années 1960-1970. Je vous le dis en exclusivité : Bacon nourrissait une fascination quasi obsessionnelle pour le portrait du Pape Innocent X peint par Vélasquez, et je cherche dans mon livre à comprendre les raisons de cette obsession…
Propos recueillis par Hannah Assouline
J’ai assisté à une conférence du Docteur Nasio autour de l’exposition de Félix Vallotton. D’où l’idée d’écrire cette interview. Je vous conseille de lire l’ouvrage du docteur en lien avec cet entretien : L’art et la psychanalyse.
À découvrir sur Artistik Rezo :
Vincent Romagny – Psychologie bibliologique – galerie Michèle Didier , de Nicolas Roubakine
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