Johanna Tordjman : “Sans quelqu’un pour me raconter son histoire, je ne vais nulle part”
Artiste pluridisciplinaire fascinée par la révolution d’internet des années 90 qui a caractérisée son enfance, Johanna Tordjman réinterprète la pratique du portrait en peinture en la combinant avec des techniques digitales. Rencontre avec une artiste autodidacte et engagée.
Comment en es-tu arrivée à peindre ?
J’ai grandi à Créteil, j’étais destinée à ne faire rien de spécial parce qu’on ne nous apprend pas grand-chose, surtout dans les années 2000. En visitant les studios de la Warner, petite, j’ai rencontré la dame qui s’occupait de faire bouger les poils de Stuart Little en 98. Je suis devenue folle, je me suis dit « on peut faire un métier de ça ? » J’avais toujours dessiné et c’était la chose qui s’apparentait le plus au dessin. Je me suis dit que je voulais faire de l’animation. Mais je me suis rendu compte que c’était un métier qui n’avait pas autant de débouchées en France qu’aux Etats-Unis. Alors, j’ai commencé à faire de la communication visuelle. Vers 25 ans, je me suis mise à peindre et ça a été une révélation.
Tu participes à l’exposition caritative « Home Perspectives » avec Neighbored. Comment l’idée de cette œuvre est-elle née ?
Pendant le confinement, j’ai voulu préparer un nouveau type d’exposition. D’habitude, je choisissais mes modèles avant de les peindre, j’allais à leur rencontre pour qu’ils me racontent leurs histoires et que je puisse ensuite travailler dans mon atelier.
Avec les restrictions mises en place, j’ai décidé de demander à mes abonnés sur Instagram de m’envoyer des images d’eux et ça a prit une ampleur à laquelle je ne m’attendais pas. C’était curieux de voir l’évolution de l’humain, comment on s’appropriait le confinement et comment notre humeur évoluait…
50 % des bénéfices de cette vente sur Artsper était reversée à Banlieues Santé ; c’était intéressant pour moi de rendre un peu ce que les gens m’avaient donné, car grâce à eux, j’ai eu matière à ne pas m’ennuyer et à rester inspirée durant le confinement.
Pour l’œuvre Neighbored, j’ai pris une photo de ma voisine qui discutait à son balcon avec un de mes voisins depuis la perspective de chez moi. C’était challengeant de peindre des inconnus sans connaître leur prénom ou leur histoire, et de retranscrire leurs émotions. En fait, je retranscrivais aussi la mienne, ce que je ressentais à cet instant.
Qu’est-ce qu’il y a de plus marquant lorsqu’on choisit de faire le portrait d’inconnus ?
Avant, quand je rencontrais mes modèles pour les peindre, je restais dans le cercle fermé de mes connaissances, des personnes qui connaissaient ma pratique, mon projet. Avec ma dernière exposition 25h01, j’ai choisi de rompre avec cette facilité en allant à la rencontre de gens qui n’avaient aucune idée de qui j’étais, du médium que j’utilisais et du processus de digigraphie. Ils se livraient vraiment à une inconnue.
C’est pourquoi j’ai décidé de peindre le rapport de l’humain à un objet. Chacun me racontait son rapport à l’objet qu’ils avaient emmené avec eux, après avoir quitté leurs pays. On parvenait à s’ouvrir l’un à l’autre à partir de ce point de départ. Pour mettre à l’honneur leurs histoires, je savais très bien que je ne pouvais pas simplement débarquer, poser ma caméra et leur demander de me raconter leurs histoires d’immigration. Même ma grand-mère, en trente ans de ma vie, ne l’a jamais fait !
La digigraphie fait partie intégrante de ton travail pictural. Était-ce un parti pris d’inclure Google Street View dans le film qui accompagne « 25h01 » ?
Tout à fait. Le but de Google Street View est de cartographier les routes du monde, mais ce médium témoigne aussi du quotidien des gens en les captant dans la rue, et cela crée des scènes très poétiques, cinématographiques, voire très gênantes.
Le monde digital nous rassemble : c’est magique de voyager de la Colombie au Japon en deux clics, ce qui est rendu impossible dans le monde réel. D’où la création du Tordjmanistan, un pays qui ne nécessite ni passeports ni visas, et où tout le monde est le bienvenu ! Depuis cette exposition, la digigraphie est devenue ma signature et le roaming digital fait partie de mon travail.
On m’a déjà dit que mes peintures étaient belles mais que mes digigraphies étaient trop grosses. Evidemment, j’essaye de faire quelque chose d’esthétiquement plaisant, mais mon but n’est pas que mon tableau aille au-dessus d’un canapé. Mon objectif, c’est que dans 150 ans, si la terre existe encore, on puisse réfléchir à comment elle était en 2020. J’aime l’idée de laisser quelque chose derrière moi, que mon travail témoigne de notre génération. Les artistes sont des témoins.
Prépares-tu un projet qui fera suite à « 25h01 » ?
Un « 25h02 » ? [rires] J’y pense… C’est un projet qui m’a énormément touchée. Après « 25h01 », j’ai eu plein de messages de personnes qui me disaient avoir regardé le film avec leurs parents, leurs enfants, leurs grands-parents. J’ai alors su qu’un échange était né, quelque chose qui ne m’appartenait plus. C’était tellement touchant de savoir que mon film avait aidé à décomplexer et libérer la parole transgénérationnelle. Ce projet a vocation à continuer, à évoluer, s’enrichir d’autres histoires. Parce que, depuis, j’en ai entendu plein d’autres incroyables ! Et je sais qu’il me reste plusieurs zones géographiques à explorer…
Propos recueillis par Jessica Massiala
L’exposition « 25h01 » reste disponible en ligne
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