Jasper Johns, « Regrets » au Moma, New York
L’exposition-événement de nouvelles oeuvres de Jasper Johns au Moma (New York), regroupant des dizaines de tableaux et dessins préparatoires, se terminera le 1er septembre 2014. Nous avons rencontré Christophe Cherix, commissaire d’exposition et responsable de la section « Prints and illustrated books » afin de recevoir des éclaircissements sur cet événement hors du commun.
Christophe Cherix, pouvez-vous nous expliquer votre rôle au Moma ?
Je suis entré au Museum of Modern Art en 2007, au département des estampes et des illustrés, dont je suis devenu le conservateur en chef en 2010. En juillet 2013, nous avons décidé de regrouper deux départements sous l’appellation « Drawings and prints », dont je suis actuellement conservateur en chef.
Comment êtes vous venu à participer au commissariat de cette exposition « Regrets » de Jasper Johns ?
C’est un peu venu, je ne dirai pas par hasard, Jasper Johns étant très bien représenté dans nos collections historiquement, grâce à des générations de directeurs, conservateurs et conservatrices. Le premier achat remonte à 1958 si ma mémoire est bonne, par Alfred Barr et Dorothy Miller.
Jasper était un très jeune artiste et c’était sa première exposition. Il allait totalement à l’encontre des maîtres de l’expressionnisme abstrait qui prédominaient à l’époque : on était dans la projection du geste et du sentiment. Or Jasper Johns travaille avec le poignet, pas avec l’épaule ! Le Moma a également organisé une grande rétrospective de son travail en 1996.
C’est un artiste avec lequel on a lié des liens très forts, nous suivons son travail de près, nous allons lui rendre visite de temps à temps, chez lui à Sharon, dans le Connecticut, à deux heures de train, pas très loin d’ici. L’été dernier, je me suis retrouvé dans son atelier, face à ce groupe de travaux encore en formation, qui m’a beaucoup impressionné. Et ma collègue Ann Temkin, du département « Painting and sculpture » a visité l’artiste la semaine d’après, et a ressenti le même enthousiasme, sans que ce soit concerté.
Nous en avons parlé, et sommes tombés d’accord que c’est un groupe extrêmement significatif dans l’oeuvre de Jasper Johns, par rapport à notre époque. Surtout, ce qui était intéressant, c’est de voir ce travail en formation. Dans cette exposition de photo, de peintures, de dessins, de gravures, on voit bien à quel point l’artiste pense l’oeuvre d’art, presque par ricochets.
D’un modèle à l’autre, aller-retour, certaines choses fonctionnent, d’autres pas, donc il essaye différemment. Cette introduction d’une nouvelle image, assez rare car le surgissement de nouveaux motifs ne se produit pas fréquemment, permet de comprendre à quel point ce travail est intense et limité dans le temps.
La question du ricochet est en effet présente techniquement mais aussi au niveau du fond, de la trame de l’oeuvre. Jasper Johns s’est-il inspiré de cette photographie de Lucian Freud par John Deakins, utilisée par Bacon et retrouvée dans l’atelier de ce dernier ?
Nous n’aurons jamais réellement de réponse à cette question. Toute interprétation est possible et juste, il y a sans doute une relation entre son travail et celui de Lucian Freud, un peu moins avec celui de Francis Bacon.
Jasper Johns nous a dit qu’il a vécu une sorte de rencontre avec cette photo : cette homme qui se cache les yeux, dans une pose mélancolique ; un moment qui l’a touché, intéressé. Cette photographie provient de la Hugh Lane Municipal Gallery de Dublin, qui a récupéré l’intégralité de l’atelier de Francis Bacon à sa mort.
Elle a été pliée, a reçu des taches de peinture, a subi les outrages du temps et d’une manipulation prolongée. Jasper Johns s’est plutôt directement inspiré de l’objet en lui-même de sa matérialité. On ne peut limiter l’effet de cet image à la seule influence de Francis Bacon, car Jasper Johns a plutôt travaillé à la manière de Goya, comme on le voit dans ses premiers dessins : une représentation de l’absence, qu’on ne voit pas, qu’on ne montre pas, qu’on ne retrouve pas dans ses dessins postérieurs.
Cette image qui en inspire d’autres pose la question : qu’est-ce que ça veut dire regarder une peinture ? Sortir de l’anecdote sans la nier, pour revenir à cette définition élémentaire de ce qu’est une oeuvre d’art.
Le fait de décomposer les étapes de création d’une oeuvre de Jasper Johns est tout à fait exceptionnel.
Oui, on prend ici le visiteur par la main ! Nous allons à l’encontre de son travail, et nous avons donc été reconnaissants de son absence de réticence, dans le cadre de ce dévoilement. Il n’a rien caché, il nous a parlé autant qu’il a pu pour évoquer la séquence de création, du processus. Cependant, il est vrai que dévoiler les procédés techniques ne délivre pas une signification figée : pour aussi fascinant que ce soit de constater comment l’artiste travaille, il faut garder l’humiliation de l’historien, pas plus éclairé sur la signification de l’oeuvre.
Comprendre tout ceci relève de l’anecdote. Pour développer la question de citation, d’une oeuvre à l’autre, d’un format à l’autre dans les peintures exposées ici, on peut retrouver cette coulure esquissée, comme un effet d’écho ou d’imitation. En réalité, cette exposition pourrait totalement soustraire la photographie, et faire exister les oeuvres par elle-même, tant c’est un travail d’auto-citation.
Ou bien encore ce timbre administratif de signature : « Regrets » qui apparaît puis disparaît sur certaines toiles. C’est avant tout une citation ironique d’une formalité administrative. « Regret » renvoie à la disparition, à la sensation intime du deuil précoce (comme chez Lucian Freud), à la correction de l’erreur, mais aussi renvoie à une froideur administrative (le coup de tampon). Il s’agit donc d’une démarche ironique : chaque fois que le spectateur comprend quelque chose, Jasper Johns le retire et dit son contraire, ce qui nous laisse libre de concevoir l’oeuvre.
Comment caractériseriez-vous la tonalité de cette ensemble d’oeuvres ?
C’est une oeuvre plus énergique, plus stimulante que ce qu’on a connu ces dernières années, du fait de la créativité technique, notamment le dessin sur plastique. On retrouve des motifs déjà éprouvés cinquante ans auparavant, mais qui pointent vers une autre direction.
Il y a bien sûr cette toile monumentale où un crâne prédomine, on peut lire ça comme une présence de la mort, mais ce n’est qu’une suggestion. C’est une image assez aléatoire, selon une symétrie en miroir. Elle est constituée des plis que l’on trouve sur la photographie originale.
Cette visée pédagogique détonne par rapport aux installations du Moma, où les oeuvres sont réellement données aux visiteurs, en pleine figure, sans préparation théorique.
Il y a réellement une très forte conviction au Moma, que l’oeuvre existe par elle-même. Ce qui est important,c’est de montrer les meilleurs oeuvres possibles, visuellement les plus fortes, qui peuvent créer la plus forte relation avec le visiteur. Préparer une exposition trois à quatre ans à l’avance, cela signifie se poser des questions scientifiques.
Notre muséographie pour « Regrets » a choisi de poser ces questions : comment peut-on communiquer avec les artistes autour de nous ? Que peut-on dire sur les pratiques d’atelier ? Essayons de penser l’espace d’exposition comme un espace de création, quitte à changer les calendriers. On a donc tout pris. Nous n’avons pas fait de choix.
Le catalogue est sorti en cours d’exposition, les peintures étaient à peine sèches lorsqu’elles ont été accrochées ! Il s’agit un peu d’une exposition de famille, avec la confiance que l’artiste a mis dans les conservateurs du musée. Jasper John produit assez peu d’oeuvres, et elles sont vendues très rapidement : si nous n’avions pas eu de promesses de dons d’un généreux donateur, nous n’aurions pas pu acquérir ces quatre dessins préparatoires sous plastique, qui seraient certainement partis aux quatre coins du monde.
C’est donc une opportunité unique de montrer ses oeuvres, comme en atelier, qui se présente ici. Le but de l’exposition est de voyager, d’être montrée, mais cela dit quelque chose de fort sur la connexion très forte qui nous unit, lorsqu’un artiste accepte de montrer que sa production n’est pas une ligne droite, mais peut aussi être émaillée d’échecs.
Certaines oeuvres ne vont nulle part, du coup il change d’optique ! La première peinture, extraordinaire, a été faite en trois mois, elle s’est faite d’elle-même. La deuxième a pris un an et demi !
Comment faire une deuxième peinture après la première ? Ici on sent bien plus la lutte dans sa création, mais aussi sa complexité. Si on ne pouvait pas comparer les deux, on penserait que les peintures se font toutes seules.
C’est aussi ici qu’on retrouve votre patte, car après tout, le département « Estampes et illustrés » constitue bien une volonté active d’entretenir la mémoire de l’art ?
Tout à fait. C’est une vie abrégée dans la collection du Moma. Ce qui m’a toujours intéressé, c’est l’idée de collection, plus que d’exposition. Or ici, C’est réellement LA collection canonique du XXème siècle.
Comment caractériser le Moma au sein de New York, dans son rapport exceptionnel à l’art ?
Le Moma est né ici, avec cette reconnaissance très précoce dans l’histoire du 20ème siècle de l’importance de l’art moderne, jugée sans doute moins digne de l’Institution en Europe. Le Moma, ce sont des Américains qui regardent l’avant-garde européenne, pour simplifier, et achètent les oeuvres majeures avant que les institutions ne soient crées sur place.
Ces oeuvres européennes vont donc changer toute une génération d’artistes américains qui viennent, et qui voient, et qui vont répondre à ces oeuvres. Paradoxalement, le Musée n’a donc pas regardé ce qui se passait dans ses propres rues, et a donc dû combler son retard en matière d’art américain, et new-yorkais, dans les années 1960/1970.
Aujourd’hui le musée vise à l’international, dans la multiplication des lectures proposées. Il s’agit de sortir du canon eurocentrique.
Mathilde de Beaune
Exposition Jasper Johns : Regrets
du 15 mars au 1er septembre 2014
Moma
11 W 53rd St,
New York,
NY 10019,
États-Unis
Du samedi au jeudi : 10h -17h30
Le vendredi : 10h – 20h
[Crédits : en couverture : Jasper Johns, étude pour Regrets, 2012, (détail), © Jasper Johns; en haut : Jasper Johns. Untitled. 2013. Ink on plastic. 27 1/2 × 36″ (69.9 × 91.4 cm). The Museum of Modern Art, New York. Promised gift from a private collection. © Jasper Johns/Licensed by VAGA, New York, NY. Photograph: Jerry Thompson. au milieu : John Deakin. Photograph of Lucian Freud. Circa 1964. Gelatin silver print with paper clips. 12 11/16 x 12 11/16 x 9/16″ (32,3 x 32,3 x 1,5 cm). ©Dublin City Gallery The Hugh Lane/The Estate of Francis Bacon. En bas : Jasper Johns. Regrets. 2013. Oil on canvas. 50 x 72″ (127 x 182,9 cm). The Museum of Modern Art, New York. Promised gift from a private collection. © Jasper Johns/Licensed by VAGA, New York, NY. Photograph: Jerry Thompson]
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