Baptiste Dupin sur Les “Garde-fous”, un podcast qui donne la parole aux fous ordinaires et extraordinaires
Baptiste Dupin est co-fondateur du podcast “Les Garde-Fous” accessible sur toutes les plateformes d’écoute. C’est à ce titre que je l’interroge aujourd’hui, afin de connaitre les coulisses d’une série de podcasts qui donne la parole aussi bien aux psychiatres qu’aux “fous ordinaires et extraordinaires” et crée ainsi une vision panoramique de ce que représente le terme de folie dans notre société, comme elle est perçue, vécue et encadrée, ce qui, par là-même, interroge la norme et le normal. Leurs quarante-sept épisodes proposent ainsi un déplacement du regard pour que celui qu’on dit “fou” ne soit plus nécessairement cette “inquiétante étrangeté” que l’on s’efforce de tenir le plus à distance possible.
Bonjour Baptiste, peux-tu me raconter la façon dont vous avez donné naissance à ce podcast ? Qu’est-ce qui vous a mené à interroger le thème de la folie ?
C’était à une période particulière, où Alix, Samuel et moi n’étions pas bien, on a tous constaté qu’on perdait pied, et la seule expression qui nous venait pour en parler c’était qu’on devenait fous. On a voulu interroger ces passages de folie, ce que signifie cette façon de perdre pied… Et à ce moment-là, je fréquentais quelqu’un qui m’a confié après beaucoup de temps, au cours d’une conversation, qu’elle était schizophrène, une maladie dont les troubles sont souvent invisibles mais qui occasionnent en même temps une souffrance terrible. Dans l’imaginaire collectif c’est pourtant quelque chose de très visible, quelque chose qui te fait vraiment péter les plombs, qui te rend très différent des autres, alors que je ne l’avais pas vu. Donc ça m’a beaucoup interrogé. On a alors décidé de créer un podcast pour donner la parole à ces personnes qui se livrent assez peu sur ces questions-là.
On a choisi comme titre “Garde-Fous” parce que ça renvoie à ce qui t’empêche de tomber dans le vide, ce sur sur quoi tu peux t’appuyer, et “fou” parce que c’est vraiment le cœur du projet. Le garde-fou c’est aussi ce qui contient, c’est une espèce de sur-moi, comme il y a des garde-fous sociétaux qui imposent certains codes et certaines normes. C’est ça qu’on voulait interroger, qu’est-ce qui se passe quand il y a des garde-fous ? Qu’est-ce qu’il se passe quand il n’y en a pas ? Et comment traite-t-on les réalités des différentes personnes qui sortent de la norme, comment les percevons-nous ?
Dans le générique vous parlez “de fous ordinaires et extraordinaires”, c’est une manière de “détabouiser” la question de la folie et de rappeler que ce que l’on tient éventuellement pour étranger nous habite pourtant tous ?
La première question que l’on pose dans chacune de nos interviews c’est : “Pour toi qu’est-ce que la folie ?” et on a des réponses très différentes, parfois très négatives, parfois très positives, voire des gens qui revendiquent leur folie. Il y a des gens qui la bannissent au contraire, qui bannissent le terme. C’est quelque chose qui sort des normes, qui casse les codes, qui déborde. On part donc du constat qu’on est tous fous et folles, mais qu’on n’est pas tous malades de notre folie. C’est-à-dire que cette folie n’occasionne pas forcément de la souffrance, aussi bien psychique que physique. On a tous une capacité à déborder qui est bien contenue, mais si les garde-fous cèdent la folie s’exprime.
Mais quand on dit que quelqu’un est fou c’est toujours une façon de le pointer du doigt. Alors que parler de folie ordinaire c’est accepter que ça puisse parler de nous.
Oui les “fous extraordinaires” sont les personnes dont les troubles sont visibles, mais tout le monde peut devenir fou ou folle, à n’importe quel moment. Il y a aussi beaucoup de gens qui souffrent, qui ont des troubles psychiques, mais ça ne se voit pas. Contrairement à l’image stéréotypique du mec qui crie dans la rue. Encore une fois finalement c’est une question de cadre car, si tu es dans un bar, si tu commences à monter sur les tables, à crier, on ne dira pas de toi que tu es fou. Si tu es déjà dans l’espace d’un débordement alors c’est acceptable. Si tu es hors du cadre, et que tu débordes, alors ce sera considéré comme de la folie. Donc c’est toujours relativement à quelque chose. Je veux bien prendre quelqu’un qui n’a jamais parlé tout seul chez lui. Dès lors, quelle est la différence entre quelqu’un qui parle seul chez lui que quelqu’un qui parle tout seul dans la rue ? C’est bien une question de norme. C’est juste que certains garde-fous ont pété. Une question de contrôle alors. Tu es toujours le fou de quelqu’un, on n’a juste pas les mêmes degrés de folie, d’une certaine manière. On parle bien de brin de folie, et dans ce cas-là seulement c’est positif.
Cette phrase de Grégory dans l’épisode Grégory, j’ai juste essayé d’être moi-même a retenu mon attention ; “Je me suis rendu compte que la normalité n’était pas aussi objective que je ne le pensais”, qu’en penses-tu après avoir écouté 46 vécus différents sur cette question ?
Il a vrillé parce qu’il était dans un carcan énorme, entretenu par sa famille. Il a vécu une privation de liberté qui l’a rendu complètement barjot. Là, c’est une morale imposée qui a provoqué une certaine explosion qui a été perçue comme une folie par sa famille, et même son mode de vie, différent du leur, leur paraissait déjà de l’ordre de la folie, en raison même de cette étrangeté. Sa propre identité a essayé de s’imposer, celle qui était avide de vie finalement, mais ça a entrainé des troubles d’identité très importants, et une dépression profonde. Donc il s’est rendu compte que ça ne voulait rien dire d’être normal. Normal par rapport à qui ? Par rapport à quoi ? Typiquement, qui est le plus fou entre un mec qui parle dans la rue tout seul et un Trump à la tête de la plus grande puissance mondiale ?
Comment choisissez-vous vos intervenants ?
Ça a commencé avec des gens que l’on connaissait, on a fait des choix arbitraires en proposant à des gens qui nous semblaient avoir une réalité hors du commun. On était intéressé par ce qui serait perçu dans l’imaginaire collectif comme une forme de folie. Puis on a également reçu des demandes de personnes qui, en écoutant nos podcasts, ont voulu intervenir, exposer leur réalité, et c’est justement ce qui nous motivait, à savoir donner la parole à des personnes qui souffrent de troubles psychiques, dans une vie perçue comme très ordinaire bien qu’extrêmement douloureuse. Il y a aussi des personnes qui mènent des existences qu’on dirait extraordinaires, qui quittent tout pour aller marcher seul pendant des mois par exemple. Là on leur dira “mais c’est fou ce que tu fais”, cette sortie choisie du cadre sociétal c’est une forme de folie socialement acceptée, valorisée. Je pense à des cours de théâtre ou de danse où ce qui s’exprime peut, de l’extérieur, ressembler à de la folie. Or le fait que cette expressivité prenne place à l’intérieur d’un cadre donné, réponde à une consigne, la rend acceptable. Cette même transe hors de cet espace serait complètement effrayante, et mal vue. Mais tous les lieux où s’expriment les choses plutôt positives de la vie sont des cadres pour le libre épanchement de la folie. Le bar, l’endroit de la fête, le théâtre, la musique, la danse sont des garde-fous, des exutoires.
Mais pour pouvoir faire société, pour se maintenir dans une relative stabilité, on a peut-être besoin de ces exutoires, ces cadres, ces lieux cathartiques.
En effet, beaucoup nous ont dit qu’ils n’avaient pas besoin de voir un psychologue ou un psychiatre parce qu’ils ont ce lieu d’expression. Mais à mon avis rien ne remplace un psy, or si beaucoup ne le font pas c’est parce que c’est trop cher, ça devrait être complètement remboursé. Il y a un rappeur qui dit ça très bien, il me semble que c’est Dinos “J’peux pas aller chez le psy parce que j’suis un mec de tess”. T’as pas le droit d’avoir des problèmes. Il y a aussi le fait qu’on ne veut pas voir cette fragilité psychique chez d’autres dont on pourrait s’identifier. Dire que “c’est un truc pour fou” c’est un moyen de se protéger de sa propre fragilité. L’émotivité est une vulnérabilité et c’est effrayant de la voir chez l’autre car ça veut dire qu’elle peut exister chez soi, et on veut la mettre à distance le plus possible.
Vous avez rencontré Françoise Vergès, politologue, féministe, écrivaine, qui apporte un regard sur le rapport entre le racisme et la prise en charge psychiatrique. Elle dit notamment que la psychiatrie a été une arme pour la colonisation. C’est intéressant parce que vous ne niez pas le besoin de traitements psychiatriques dans certains cas mais vous n’hésitez pas non plus à déconstruire son histoire et à remettre en question son fonctionnement.
On a abordé une question purement historique, l’institution psychiatrique comme moteur de différentiation et moteur de colonisation ; légitimer le fait qu’on puisse coloniser en disant que les populations qu’on colonise sont folles, ou bêtes, ou moins humaines d’une certaine façon. Françoise Vergès parle de “l’hôpital des fous”, où ce sont des personnes blanches qui sont arrivées et qui ont créé une institution psychiatrique où n’étaient internées que des personnes racisées, afin de justifier qu’elles n’étaient aptes à vivre en société parce que “dérangées”. L’institution psychiatrique à ses débuts a été un outil très fort de privation de liberté, de discrimination… Ce qu’on voit encore avec les femmes dans l’imaginaire collectif en disant “elle est folle, elle est hystérique… Leur différence est biologique, ils et elles sont intrinsèquement fous/folles. Ça justifie donc que l’on soit les dominants dans cette société.” C’est ça qu’elle explique. Les diagnostiques posés ont été des outils de colonisation et de domination.
Concernant la prise en charge psychiatrique, son fonctionnement, que l’on peut voir dans plusieurs films tels que Vol au-dessus d’un nid de coucou, Shutter Island… on voit l’univers psychiatrique comme un engrenage où plus on y passe de temps plus on devient fou. C’est ce que dit aussi Marius Geoffrey, qu’on a interviewé, dans son livre Le Fumoir, qui, après une crise d’alcoolisme, s’est fait incarcérer de force.
Incarcérer ou interner ?
Interner, mais c’est un supplétif de la prison finalement, et il est revenu beaucoup plus traumatisé de cet enfermement. En tout cas il s’est senti forcé. Il y a une autre personne qu’on va interviewer qui nous a envoyé son ouvrage, qui dit ” Je veux en finir avec le huis clos psychiatrique”. Tu en ressors parfois beaucoup plus abîmé que lorsque tu y es entré. Il y a de vraies violences dont il faut vraiment parler. On donne la parole à des patients certes, mais aussi à des psychiatres. On a notamment la parole de Mathieu Bellahsen qui fait partie du mouvement anti-psychiatrie et qui revendique l’arrêt de la camisole chimique notamment, et d’autres mécanismes qui ont des effets délétères sur les patients. On a un intervenant, bipolaire, qui nous a raconté avoir perdu 3 ans de sa mémoire à cause des électrochocs, considérés comme seuls moyens de le faire redescendre de ses phases “up”. Il en a eu plus d’une centaine au cours de sa vie. Il a oublié notamment la naissance de ses enfants, donc ça engendre aussi énormément de souffrance. Mais il dit quelque chose d’intéressant : “Le seul truc qui marchait sur moi, pour me faire redescendre des phases maniaques où j’étais complètement délirant, c’était les électrochocs.” Donc c’est une question très complexe, on entend aussi les personnes qui nous disent que sans leurs médicaments ils souffriraient encore plus. En fait, il faudrait surtout que ça ne soit pas systématique, ni forcé. Il faut être capable de les écouter.
Il y a aussi toujours beaucoup de positivité dans vos podcasts, de dérision et d’autodérision, même si on passe par toutes les émotions, ce qui contribue au plaisir qu’on prend à l’écouter. Vous avez même donné la parole à Guillaume Meurice, chroniqueur à France Inter et humoriste. “Même si la vie est un long fleuve tranquille, à la fin on meurt, donc c’est complètement con. L’humour c’est mon moyen d’être au monde.” Qu’est-ce qui vous a mené à lui, quel rapport avec la folie ?
On a pensé que c’était très important de finir nos épisodes sur une note positive. Il y a très peu de gens qu’on a interviewés qui sont encore en grande souffrance. En général, c’est quand même beaucoup plus évident d’en parler une fois que c’est derrière soi.
Guillaume Meurice lui n’a pas de trouble psychique, il a écrit Le roi n’avait pas ri, c’est un livre historique qui interroge les limites de ce que l’on peut dire. Ce qui nous a mené à lui c’est le thème du “fou du roi”, ces amuseurs publics, là pour faire rire, mais souvent à leurs dépends. Le roi manque d’exécuter son “fou” qui fait une blague sur lui, faisant rire tout le monde sauf lui, ce qui est aussi une réflexion sur jusqu’où la folie peut nous amuser. Il y a un croisement entre le rire, la folie et la transgression : jusqu’où peux-tu déborder avant de te faire couper la tête ? Guillaume Meurice fait aussi cette blague très connue du fou qui passe la tête au-dessus du mur de la prison, aperçoit les gens de l’autre côté et demande pourquoi tous ces gens sont enfermés. Ce qui vient interroger de quelle côté de la barrière on situe notre regard.
Propos recueillis par Valentine Mercier
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