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« Désidération » : les promenades cosmiques de SMITH et la Cellule COSMIEL

Dorothée Saillard 13 septembre 2019
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SMITH, Désidération, 2016 © SMITH

La galerie Les Filles du Calvaire nous embarque sur la route des étoiles avec la Cellule COSMIEL : SMITH, Lucien Raphmaj et Jean-Philippe Uzan. Les concepteurs de Désidération naviguent à la frontière entre réel et fiction, science, art ou philosophie. À la recherche de notre origine cosmique, ils explorent la possibilité d’une autre histoire…

Serions-nous sans le savoir des désidérés à la recherche de notre origine cosmique ? 

SMITH : Avec Désidération, nous* introduisons un signe que nous n’avons que commencé à explorer, circonscrire, définir. S’agit-il d’un concept, d’un syndrome, d’un état ? Le travail indisciplinaire de la cellule COSMIEL – dont nous, les trois membres fondateurs, nous sommes autodéterminés en tant que désidérés – consiste à explorer les causes, les phénomènes et les perspectives de la désidération.

Correspond-elle à un état du monde contemporain, à un trouble spécifiquement humain, à un concept poétique, scientifique, philosophique ? Notre proposition à la galerie Les Filles du Calvaire et nos récentes conférences [au Collège de France, à l’Institut Henri Poincaré, au Banquet du livre de Lagrasse ou au MAC VAL] en constituent autant d’explorations publiques qui offrent la possibilité à de potentiel-le-s désidéré-e-s de se reconnaître dans ces premières descriptions.

Nous partons du postulat selon lequel les désidéré-e-s sont des êtres chez lesquels se manifeste une sorte de nostalgie d’un objet vague, indéfinissable, et lié au cosmos – plus précisément à leur origine cosmique perdue.

Notre hypothèse est que cette affliction singulière trouve sa source dans la trace génétique fossile d’une vie stellaire en nous, culturellement oubliée, et qui se manifeste, chez certain-e-s, de façon psychique, sous la forme d’une sorte de mélancolie des étoiles.

*Nous : Jean-Philippe Uzan (astrophysicien, directeur de recherche en physique théorique au CNRS, spécialiste de gravitation et de cosmologie à l’Institut d’Astrophysique de Paris) ; Lucien Raphmaj (écrivain, scénariste et critique littéraire) et SMITH (artiste, photographe, cinéaste)

Comment est né ce projet polymorphe conçu par la Cellule COSMIEL ? 

SMITH : Nous nous sommes réunis en tant que “cellule” – entité polycéphale, multidimensionnelle, ouverte, s’étant donné pour objectif la définition de la “désidération”, mais aussi l’organisation de notre transition collective, qui passera par la résolution de notre condition désidérée à travers la recherche de ce que nous appelons “l’état de Cosmiel”, en référence au personnage inventé par Athanasius Kircher, jésuite allemand du XVIe siècle, dans son ouvrage Le Voyage cosmique extatique :

Cosmiel est un ange invitant son disciple Jean à une déambulation éthérée au sein du système solaire ; nous le considérons comme le premier désidéré. Ainsi, l’état de Cosmiel – d’une certaine façon, analogue à l’idée d’illumination – serait l’aboutissement d’un processus de réconciliation vers une plénitude cosmique capable de faire place à une mélancolie positive, un souvenir paisible de l’état de manque et de solitude ressenti par les désidérés.

Notre cellule accueille des compagnons de recherche et création : la comédienne Nadège Piton, le compositeur américain Akira Rabelais, le studio de design DIPLOMATES auquel est confiée la scénographie de l’exposition, la créatrice de mode Élisabeth de Senneville, le chapelier Justin Smith, le chasseur de météorites Luc Labenne… ainsi que des philosophes, scientifiques, artistes, convié-e-s à intervenir lors de séances de réflexion publiques à l’occasion desquelles nous cherchons à composer un lexique propre aux phénomènes de la désidération, que nous avons nommé notre fragmentaire (où l’on croise des entrées telles que “endocosmologie”, “indisciplinarité”, “astroblème”, “hybridation cosmique”).

Ce lexique constitue pour nous une boîte à outils de pensée forgés sur mesure ; chacune de ces rencontres consiste à chercher des stratégies pour se rapprocher, collectivement, de notre état de Cosmiel.

Cellule COSMIEL : Lucien Raphmaj, Jean-Philippe Uzan, SMITH. Désidération, 2018

Curiosité, mystère : que science et art associent leurs regards sur le monde est au fond très logique ? 

Jean-Philippe Uzan : Logique ? Pas tant que cela. La pensée a été cloisonnée en disciplines de plus en plus étroites, qui l’ont certes structurée mais l’ont aussi enfermée dans des discours pour mieux les contrôler. L’interdisciplinarité qui vise à dissoudre certaines de ces cloisons reste un entre-deux trop souvent convenu.

Nous proposons d’adopter une attitude indisciplinée qui vise à embrasser le monde et la connaissance sans barrière disciplinaire, sans pour autant tomber dans le relativisme. Chaque regard se superpose, s’intrique, se conjugue afin d’ouvrir de nouvelles dimensions.

La porosité entre art et science naît de la curiosité, du caritas – ce soin pour le monde dans lequel nous vivons. L’artiste et le scientifique sont encore ceux qui s’autorisent l’errance et la “perte de temps” ; car nous savons que c’est dans ces moments de rupture de l’ordre naturel du temps, dans ce kairos, que se trouve le geste qui peut nous emmener vers une autre façon de voir le monde.

Indiscipline, réappropriation du temps de l’errance, soin pour le monde : les gestes des chercheurs en arts et en sciences sont subversifs dans notre monde contemporain qui valorise l’instant, et se concentre sur la production, et le virtuel. Chacun de ces actes nous transporte dans une relation nouvelle au monde et en révèle potentiellement de nouveaux mystères, en rendant visible ce qui était encore invisible à nos yeux, à nos sens et à notre pensée.

Quelles conditions faut-il pour que le scientifique et l’artiste puissent travailler ensemble et que les langages se rencontrent ? 

Jean-Philippe Uzan : L’artiste et le scientifique ne doivent pas travailler ensemble. Ils doivent d’abord se libérer de la réduction de leur personne à leur fonction, comme la société aime à nous l’imposer, afin de pouvoir faire collisionner leurs univers, de la même façon que les particules du Cern entrent en collision, en amenant à l’existence de nouvelles particules.

Après ce choc primordial, ils doivent s’abandonner, s’apprivoiser, se perdre, prendre ces risques ensemble. Lentement, et douloureusement, ils inventent un langage, une culture, un univers qui devient pour eux une évidence, un espace de liberté pour une création dans le cadre strict de leur fonction – mais qu’ils ont une difficulté folle à traduire dans le langage ordinaire des hommes.

Ils doivent accepter ce processus de transformation et d’intrication pour ne pas être le trait d’union trivial entre science et art. Ils acceptent ces pôles par nécessité mais leur recherche doit permettre de les dissoudre dans un espace commun. Ils remettent en perspective chaque chose qu’ils pensaient savoir, chaque chose qui était admise comme incontestable.

De retour dans leur studio et laboratoire, ils pourront remettre leurs habits de scientifiques et d’artistes avec les codes et contraintes qu’ils maîtrisent mais en gardant simultanément ce regard parallèle et perpendiculaire sur la nature. Chaque image, chaque mot, chaque concept sera dédoublé et constituera une nouvelle pièce de granit d’une mosaïque émergente.

Désidération abolit, ou plutôt rétablit une absence de limites à des niveaux multiples ? 

Lucien Raphmaj : il y a tout à fait à l’œuvre dans la désidération quelque chose d’indiscipliné, qui résiste à être à réduit à une suite de définitions, médicale, scientifique, artistique… chacun ne considérant qu’un aspect de celle-ci. C’est un discours commun, à trois têtes (on espère s’en faire pousser d’autres), que l’on essaie de créer dès le début.

C’est un peu la différence entre un hybride, mélange d’un peu de ceci et de cela, et d’un mutant. Je crois que la désidération ce n’est pas ce monstre de Frankenstein constitué d’un rapiècement de savoirs disparates, mais un mutant qui a assimilé et transformé en lui de très nombreuses connaissances. Le dictionnaire de la désidération est donc ouvert, et par principe existentiellement infini, aspirant d’ailleurs aussi à donner sens à cet infini.

Pour appréhender la désidération, on est amené à une sorte d’expérience de pensée, qui impose de défaire les partages aujourd’hui établis, et que l’on a tendance à prendre pour évidents, et de revenir à des bifurcations historiques où l’art, la science, le spirituel évoluaient dans un même espace de considération, où circulait entre les règnes, entre les savoirs, un même souci d’intelligence : c’est pourquoi nous nous sommes choisi des référents comme Cosmiel et Levania, importés du XVIIe siècle.

Installation, MAC VAL, 2019 © SMITH x DIPLOMATES. À voir à la galerie Les Filles du Calvaire lors de l’exposition Désidération : Prologue

Le projet tient-il de la rêverie poétique, de l’avertissement ? [Peut-être un peu comme “In Somnis (Cosmic Junkies)“, l’un des courts métrages de SMITH écrits avec Lucien Raphmaj ?] 

Lucien Raphmaj : Rêverie et avertissement… Cela donne l’impression que la cellule COSMIEL vient délivrer une prophétie qui nous aurait été soufflée une nuit par la mauvaise étoile de Cassandre.

Remarquez, on pourra toujours parler de certains aspects savants de l’a-cosmie, de la perte de cosmos dans notre civilisation mondialisée, mais je crois que nous voulons surtout témoigner d’un phénomène dans lequel la propension à la rêverie tient une part importante avec la poétique qui l’accompagne : celle de la mélancolie et de l’attente. Cela traverse la dimension artistique de la désidération, comme travail de deuil du cosmos que l’on reprend et transforme en nous.

On se plonge plus aisément aujourd’hui dans un projet comme celui-ci : ce que nous appelions la science-fiction semblerait-elle de moins en moins fiction ? 

Lucien Raphmaj : Le rapport à la science-fiction est paradoxal, pour le moins. On peut dire qu’elle est entrée dans l’imaginaire collectif, et même qu’elle n’a plus ce choc d’étrangeté et de fascination de l’ailleurs ou de l’altérité.

Le futur que l’on nous dépeint nous est aussi familier que le passé le plus lointain. Presque toujours les mêmes partages, les mêmes psychologies, les mêmes mythologies.

En cela, la désidération s’envisage pleinement dans la science-fiction en ce qu’elle tente de restituer un autre rapport à l’ailleurs, à la fiction, à la déconstruction des mythes notamment par rapport au spatial. Peut-être que davantage que le terme piégé de science-fiction faudrait-il parler d’imaginaire au sens le plus fort, à la manière dont Bachelard le présentait, reconfigurant l’espace, les sciences, la poésie…

SMITH : … ou parler de “Speculative fabulation” (la formule est de Donna Haraway), qui me semble aujourd’hui, plus qu’une branche de la science-fiction, une autre manière d’imaginer le-s devenir-s de nos sociétés, de nos civilisations, à partir de l’imaginaire ; de formuler au présent des hypothèses pour imaginer, et donc composer, notre avenir.

La science, comme la philosophie, sont moins des disciplines que des manières de décrire le monde, de raconter des histoires. Au sein de la cellule COSMIEL, nous nous autorisons ces glissements d’une pratique narrative, discursive, à l’autre.

L’art contemporain explore les limites de l’art : entre-t-on dans une nouvelle ère où interroger les limites de l’homme sera le sujet majeur ?

SMITH : Il ne s’agit pas d’un phénomène nouveau ; mais l’urgence écologique actuelle offre un éclairage différent, une attention particulière à la parole artistique et poétique sur ces questionnements : toutes les perspectives sont dignes d’être entendues, lorsqu’il s’agit d’accroître notre attention à l’état du monde et de modifier notre rapport à celui-ci.

Nous avons fait le choix de nous exprimer dans un premier temps dans le monde artistique, plus naturellement ouvert à l’expérimentation formelle et discursive ; toutefois, l’entreprise de la cellule COSMIEL dépasse, par essence, le strict champ de la création artistique et espère, en agissant sur les mots, agir aussi sur le réel en mobilisant l’imaginaire de nos interlocuteurs, spectateurs, auditeurs, et contribuer à établir de nouvelles représentations du monde, centrées sur la reconquête d’un lien avec notre environnement dont les limites ne sont pas ici-bas, mais au-delà : aux cieux.

Propos recueillis par Dorothée Saillard

https://desideration.space

Instagram : @traumsmith

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