DAU : projet hors norme
La question du moment : « As-tu ton visa pour DAU ? » Mais quel est donc ce projet inédit dont le monde parle ? Un projet monstre, c’est sûr, présenté en première mondiale, au Théâtre du Châtelet, au Théâtre de la Ville et au Centre Pompidou, vingt-quatre heures sur vingt-quatre, sept jours sur sept, jusqu’au 17 février.
L’ère bolchevique ! Beaucoup en ont entendu parlé. Peu en sont nostalgiques. Avec DAU (prononcer « dao »), ces trois importantes institutions parisiennes accueillent un savant mélange de projections cinématographiques, d’installations et de performances artistiques, d’expériences scientifiques et spirituelles, dans une ambiance underground qui plonge les visiteurs au pays des soviets.
« Savant » et pour cause ! À l’origine du projet : Ilya Khrzhanovsky, cinéaste russe né en 1975, travaille depuis longtemps sur le Prix Nobel de physique russe Lev Landau. Son projet initial de biopic a muté en cette délirante œuvre totale : recréer la cité scientifique soviétique où œuvra celui qu’on surnommait « Dau ». Pour les besoins, un véritable institut a été spécialement bâti en Ukraine, dans lequel scientifiques, cuisiniers, serveurs ont été recrutés pour y vivre pendant deux ans, en acceptant les règles, celles appliquées en URSS dans les années 1938-1968 et d’être filmés, bien sûr. Le gigantesque plateau de cinéma s’est alors transformé en communauté !
Projet monstre
Fasciné par le « le décalage entre la stature publique de cette figure du soviétisme et la liberté qu’il s’est accordée dans sa vie privée », Ilya Khrzhanovsky donne finalement à voir ce qu’il observe minutieusement de la comédie humaine déployée dans cet environnement fermé : relations intellectuelles, amoureuses, sexuelles et rapports de force, évidemment.
Le tournage, étalé de 2009 à 2011, a donné 700 heures de rushes, intégrées à l’expérience pluridisciplinaire immersive proposée aujourd’hui, soit 13 longs métrages (sans scénario ni acteurs professionnels) doublés par Isabelle Huppert, Fanny Ardant ou Gérard Depardieu, avec 400 personnages interprétés par de vrais chercheurs, des prostituées, des prêtres et même d’ex-membres du KGB, ainsi que des néonazis.
Parmi les personnalités des sciences, des arts, du théâtre et du cinéma mises à contribution : les musiciens Brian Eno et Massive Attack, les plasticiens Marina Abramovic et Philippe Parreno, les metteurs en scène Anatoli Vassiliev, Peter Sellars Romeo Castellucci, ou encore chef d’orchestre Teodor Currentzis, auquel revient le rôle du fameux Lev Landau.
Ce projet au long cours a nécessité un budget pharaonique, largement alimenté par le mécène de Sergueï Adoniev, un riche homme d’affaires russe. Après moult péripéties (Berlin a refusé d’accueillir DAU en octobre), l’ouverture de certains sites a été décalée pour raisons de sécurité, et le Théâtre du Châtelet attend toujours l’autorisation de la Préfecture de Paris.
Expérience personnalisée
Ceux qui peuvent débourser 150 € (pass illimité), mais d’autres formules proposent six heures pour 35 € ou 24h pour 75 €, devront accepter de répondre à un questionnaire psychologique, parfois déroutant sur vos préférences sexuelles, vos déviations, vos éventuels traumatismes. Les réponses sont censées orienter le parcours déterminé par un algorithme. Chacun est ensuite guidé par un « Dau-phone » qui remplace son mobile, lequel est interdit. Bienvenue dans le totalitarisme !
L’idée de présenter certaines performances au sein du Théâtre de la Ville, en travaux, est plutôt bonne. Dans chaque pièce, on bute sur des sosies saisissants des personnages de DAU, des mannequins en silicone, dans des positions parfois macabres ou scabreuses. Il nous est proposé un entretien avec un prêtre, un pope, un rabbin, un imam ou un chaman, avec des thérapeutes aussi. Après avoir assisté aux extraits de films, qui remuent, il est vrai.
Le Musée national d’art moderne a prêté une vingtaine de tableaux des avant-gardes soviétiques. Au Centre Georges Pompidou, une salle a été transformée en appartement communautaire, dans lequel vivent et travaillent des scientifiques de DAU. Les visiteurs les observent à travers des miroirs sans tain.
Radicalité
Attendre longtemps pour obtenir son visa, être dans le flou en ce qui concerne le déroulement, tout cela fait évidemment partie de l’aventure, qui comprend des concerts ou conférences, mais aussi des scènes crues et des séquences choquantes, surtout dans les films. Mais une expérimentation scientifique invite, par exemple, à se munir d’un casque délivrant des stimuli psychiques ou sexuels. Souriez ! Vous êtes filmés…
Certes, le concept attire. Cette plongée dans le passé soviétique fournit l’occasion d’une troublante exploration de l’âme humaine et de démontrer l’aliénation – tenace – au sein de nos sociétés dites « démocratiques ». Cependant, DAU soulève de nombreuses questions : comment représenter des périodes sombre de l’humanité ? Quelle est la part de mise en scène ? Peut-on s’inspirer de la perversité d’un système totalitaire pour en reproduire la tragique réalité dans les processus de création, de production et de médiation avec les publics ? À quoi vont servir les données personnelles collectées ?
Au moins, cela a-t-il le mérite de réactiver, peu ou prou, notre esprit critique. On vous l’a dit, DAU n’a pas finit de faire parler. Mais chut ! Vous êtes toujours sur écoute…
Sarah Meneghello
À découvrir sur Artistik Rezo :
DAU – Le projet artistique le plus intrigant de 2019, article de Clara Journo
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