Craig et la marionnette – Partie II – Visite Guidée – Panorama de la marionnette contemporaine
Artistik Rezo : La partie contemporaine de cette exposition nous donne à voir une somme d’œuvres très diverses, mais qui auraient donc des caractéristiques communes correspondant aux vœux de Craig ?
Evelyne Lecucq : Oui, j’ai essayé de montrer en quoi les points les plus forts pour nous aujourd’hui dans la pensée de Craig se retrouvaient dans l’univers de la marionnette. C’est pour cela que j’ai choisi une conception thématique et non séparée. Et évidemment, ce sont tous des objets de scène qui n’ont de vrai sens que sur un plateau. Ce ne sont ni des sculptures, ni des pièces d’une collection, ce sont des éléments de spectacle qui sont faits pour bouger, pour être portés par le travail d’acteurs, manipulateurs certes mais acteurs véritablement et c’est aussi en ce sens que ça a profondément changé par rapport à l’époque de Craig. Je suis partie de la recherche des traditions pour y puiser les éléments les plus forts. C’était une idée importante chez Craig de continuer de créer en s’inspirant des traditions, mais surtout, ne pas les imiter, trouver en quoi il est possible, à notre époque de prolonger, de redonner vie en transformant.
Moby Dick – Compagnie Papierthéâtre
Le théâtre de papier, par exemple, intéressait beaucoup Craig pour son travail sur l’espace et le personnage dans une configuration complètement architecturale. C’était un passionné d’architecture, son père était architecte et comme il n’avait pas pu vivre avec lui, ça le fascinait complètement. Son grand rêve aurait été que le théâtre devienne véritablement un art avec autant de règles que l’architecture. On retrouve donc cette idée complètement transformée du théâtre de papier aujourd’hui. Ce matériau est utilisé pour travailler sur les ombres, les lumières, le côté plan ou en relief par moments ou encore l’aspect purement latéral des personnages dans la scénographie et ce, dans tous types de formats.
AR : On a ici un exemple dans une sorte de castelet…
E.L : Ce spectacle est une réécriture de Moby Dick par Matéi Visniec dans la mise en scène d’Alain Lecucq et Annie Bizeau en théâtre de papier. Nous voyons ici trois moments scénographiques du spectacle qui se joue avec des comédiens et des musiciens en scène. C’est pour montrer aussi la figurine de papier dans un format plus petit, dans un format beaucoup plus resserré que ce qui a pu être fait par Hubert Jappelle dans un grand personnage à hauteur d’homme qui est une pièce de l’adaptation du Procès de Kafka.
AR : D’autres techniques seraient en adéquation avec les préceptes de Craig ?
E.L : Oui, et c’est exactement ce que montre ces marionnettes reprises du principe de la marionnette à gaine (enfilée sur la main) très populaire et totalement modernisée aujourd’hui, soit dans l’aspect, soit dans l’utilisation. On retrouve également des utilisations du bunraku (marionnette portée devant soi), de la marionnette à fils et de la marionnette à tige (manipulée à l’aide d’un bâton), puisque bien au-delà de Craig, l’Orient a imprégné la pensée de tous les marionnettistes contemporains. Nous avons une adaptation complète du bunraku à travers le Dante du spectacle Le Jardin Pétrifié monté en 1985 par la compagnie Jean-Pierre Lescot et la compagnie Daru.
AR : C’est la figure qui apparaît sur l’affiche de l’exposition…
E.L : Oui et je l’ai placée de telle sorte dans l’exposition qu’on puisse en voir un peu la technique. La scénographe Violette Croz a fait un très beau travail de recherche pour la présentation des marionnettes dans l’espace. Par exemple, ici, on comprend qu’on a un élément de préhension dans le dos de ce Dante qui permet à l’acteur de le porter, de le manipuler alors que le spectateur n’a que la vision de face. On voit le mécanisme et on a laissé exprès des éléments de manipulation techniques pour que le visiteur rentre dans cette démarche qui consiste à élaborer un personnage en fonction de ce qu’on veut en faire en scène.
Le prince de Hombourg de Kleist – Michael Meschke
AR : Nous voyons ici une très belle figure qui représente Le Prince de Hombourg…
E.L : C’est un travail de Michael Meschke, un très grand créateur de marionnettes suédois. Oui, c’est Le Prince de Hombourg et le costume est inspiré de celui de Gérard Philippe. Il y avait une volonté d’évocation, mais on ne peut pas parler pour autant de réalisme ou de copie. On le sent très bien, puisque le visage lui, très volontairement, a les traits effacés, il laisse au spectateur la possibilité d’imaginer l’humain et non pas de le représenter. En revanche, dans ses spectacles, les manipulateurs ne sont pratiquement jamais effacés pour la bonne raison que ce sont des comédiens, qu’il choisit notamment au Théâtre National de Stockholm. Ce sont des comédiens accompagnés de quelques comédiens manipulateurs un peu plus techniciens. Disons qu’ils jouent ensemble et qu’ils vont apporter leur talent d’acteurs à un texte qui pour Mickael Mechke est toujours profondément important aussi dans une idée philosophique. Ils vont donc être visibles, ou à demi visibles de telle sorte qu’on sente bien qu’ils délèguent le personnage à l’objet marionnettique. C’est sans doute ce qui confirme que la marionnette est une extraordinaire école pour le comédien.
AR : A ce sujet, les recherches de Craig ont probablement permis de mettre en lumière la nécessité pour un manipulateur d’être également comédien…
E.L : Oui, mais parce qu’en fait, à l’époque où Craig revendique le changement de comportement de l’acteur, il s’agit d’un acteur terriblement psychologique. Le temps a passé depuis, les comédiens ne sont plus du tout formés de cette façon-là. Ils ont fait un chemin extraordinaire notamment par la voie de la distanciation ouverte par Brecht. Ils sont aussi beaucoup plus souvent intégrés à des troupes et véritablement à l’écoute d’un metteur en scène. Craig fait partie de ceux qui ont inventé le principe même du metteur en scène, qui estiment que la représentation théâtrale doit être unifiée par une seule personne pour sortir d’un imbroglio de volontés séparées. Aujourd’hui, les comédiens sont à l’écoute d’une démarche, d’un projet collectif et ils sont beaucoup plus à même de pouvoir prendre en main un personnage extérieur à leur corps et de pouvoir l’offrir au spectateur. C’est pour ça que j’insiste souvent dans cette exposition sur le fait que l’époque a changé, nous voyons effectivement le rêve réalisé de Craig et porté par des comédiens, avec des marionnettes, et parfois sans marionnettes. Pour être tout à fait honnête, il n’y a pas que la marionnette qui ait réalisé le rêve de Craig, mais c’est particulièrement sensible à travers le travail des marionnettistes contemporains.
Padox – Cie Dominique Houdart-Jeanne Heuclin
E.L : Voici le personnage de Padox de la compagnie Dominique Houdart-Jeanne Heuclin, c’est une marionnette habitée. Elle est monumentale parce qu’il faut tout simplement imaginer qu’il y a un comédien dedans. On a fait un bourrage pour donner du volume à un costume qui enveloppe un corps de comédien.
AR : C’est une technique plutôt rare en marionnette contemporaine ?
E.L : Pas tant que ça… Quand le Figuren Theater Triangle (Pays-Bas) a commencé son travail, ça a été une extraordinaire découverte pour la plupart des marionnettistes européens qui travaillaient beaucoup avec l’idée de la marionnette habitée par des acteurs. Ce qui les intéressait, c’est que cette marionnette habitée pouvait à la fois donner une figure gigantesque et absolument pas réaliste. Cette marionnette habitée a aussi permis à beaucoup d’artistes, comme la marionnette en général, de travailler sur l’inconscient, les rêves, les apparitions, disparitions… D’une certaine manière, c’est aussi ce que fait Philippe Genty. La marionnette habitée, c’est aussi une marionnette qui permet d’aller vers des figures monstrueuses ou complètement décalées. Et quand on voit le travail d’Ilka Schonbein, qui est quand même très célèbre en France aujourd’hui, on s’aperçoit que les trois quarts du temps, c’est dans l’idée de la marionnette habitée. Les personnages sortent de son corps…
E.L : La marionnette habitée a quand même été extraordinairement rendue célèbre en Europe et aux Etats-Unis par le travail du Bread and Puppet Theater dans les années 60/70 puisque leurs personnages étaient les trois quarts du temps habités par des manipulateurs.
Compagnie Chez Panses Vertes
AR : Cette jolie pièce appartient-elle aussi à cette catégorie de la marionnette habitée ?
E.L : Oui, parce que c’est un costume qui vraiment vient transformer le corps d’une chanteuse dans un spectacle de la compagnie Chez Panses Vertes mis en scène par Sylvie Baillon. C’est un diptyque à partir d’Intérieur de Maeterlinck et du Pierrot Lunaire de Schoenberg.
AR : C’est une robe de mariée de papier…
E.L : C’est un spectacle dans lequel tout est fabriqué en papier, que ce soient les costumes des musiciens qui sont en scène ou de la chanteuse, ce qui les transforme en marionnettes. Dans cette création, tous les éléments sont issus d’un travail autour du papier avec des êtres humains qui deviennent marionnettes. Que ce soit la manipulatrice, les musiciens ou encore la chanteuse, aucun corps humain n’est laissé à l’état naturel et ils ont une gestuelle différente parce qu’ils ont cette matière autour d’eux.
Théâtre de l’Arc en Terre de Massimo Schuster © Brigitte Pougeoise
AR : Et ces drôles de marionnettes, de quel spectacle proviennent-elles ?
E.L : C’est une création des plasticiens Enrico et Andrea Baj pour le Théâtre de l’Arc en Terre de Massimo Schuster qui a été faite pour le Mahabharata Natyam. Je l’ai mise là parce qu’en fait, c’est une marionnette qui n’a pas d’articulation, elle est véritablement utilisée comme une effigie qui porte le travail de l’acteur. Massimo Schuster nous raconte le Mahabharata avec un certain nombre de figures comme ça qui n’ont pas d’articulation mais qui ont un certain tremblement. Quand il frappe un peu fort avec le socle de cette marionnette, les éléments métalliques étant légers, ils tremblent un petit peu. Il empoigne ses marionnettes, il les bouge, ça n’est immobile que quelques instants dans le spectacle. Il est tout le temps en train de les manipuler pour porter le texte d’un personnages ou d’une collectivité.
Entre chien et loup – Clastic Théâtre
Ici, c’est Chiante, un personnage du spectacle Entre chien et loup de Daniel Lemahieu qu’il interprète avec François Lazzarro du Clastic Théâtre. Elle a été fabriquée par Francis Marshall. Elle apporte ce côté extrêmement dérangeant de la figure humaine telle que les marionnettistes peuvent la montrer aujourd’hui, la figure monstrueusement humaine qui d’une manière curieuse ne cherche pas du tout à être réaliste, mais qui finalement, pour le public, contient une certaine forme de proximité. Ce qui crée sans doute le plus le dérangement c’est que dans le fond, elle n’est pas du tout faite pour permettre une identification et pourtant l’identification se fait quand même. Et à mon avis, toutes les formes spectaculaires, quelles qu’elles soient, les plus abstraites, les plus symboliques, provoquent cette identification. J’ai également voulu tirer les liens entre le travail d’écrivain de Craig, de créateur justement de textes pour marionnettes et puis tout le jeu avec la langue que font la plupart des créateurs contemporains. C’est peut-être une spécificité française actuelle, même si ça commence à faire tache d’huile. On a de plus en plus de créateurs qui dans leur pays rentrent en lien avec des écrivains, mais en ce qui concerne la France, c’est très fort.
AR : On pense à Novarina, Myniana…
E.L : Absolument, on pense aussi à la parole de Patrick Dubost qui a travaillé avec Dominique Houdard et Jeanne Heuclin. J’ai mis un de ces personnages qui est un squelette composé de textes, dans un spectacle où le texte est la matière même de la scénographie.
AR : C’est extrêmement intéressant comme figure…
E.L : Oui, c’est un travail de complicité entre un écrivain et une compagnie. C’est quelque chose qu’ils avaient déjà vécu avec Gérard Lepinois pendant des années, c’est lui qui a créé le Padox. Et la compagnie Dominique Houdard-Jeanne Heuclin monte aussi des textes anciens écrits pour l’Opéra notamment, mais elle a tout de même depuis longtemps une complicité très forte avec l’écriture contemporaine. Parfois, il y a non seulement un travail autour d’un texte, mais aussi le reflet d’un soutien d’un auteur à un marionnettiste, comme Novarina à Aurélia Ivan. Elle est en train de monter sous forme de parcours exposition non-exhaustif, La Chair de l’Homme, un gigantesque texte dont elle monte certaines parties qui s’ajoutent les unes aux autres à travers le temps. Il est évident que tout ce travail plastique et scénographique cherche à n’être qu’évocation à la fois parce que c’est de la marionnette et parce que le texte lui-même dit tant et tant de choses qu’on n’a pas besoin de le surligner. Nous retrouvons également Novarina avec la proposition de Nicolas Gousseff qui est un très beau travail explorant à la fois le texte de Novarina, l’espace scénique et le corps de l’interprète devenant un corps castelet. Les trois interprètes de ce spectacle, Vous qui habitez le temps, sont manipulateurs, mais acteurs aussi et ils utilisent leur corps pour faire apparaître les marionnettes, comme un espace scénique. Ça fait partie de ces pistes étudiées récemment dans l’idée de l’exploration de l’espace et du mouvement.
AR : C’est très nouveau comme questionnement.
E.L : Oui, enfin il est né il y a quelques années, d’une recherche à la fois d’Alain Recoing et de Nicolas Gousseff et elle est exploitée par d’autres personnes maintenant, puisque personne n’a l’exclusivité d’une recherche. Alain Recoing est donc un grand monsieur de la marionnette française.
AR : Il dirige aujourd’hui le Théâtre aux Mains Nues.
E.L : Oui, et il a aussi créé aussi l’école du Théâtre aux Mains Nues dont il a maintenant transmis la direction a été transmise à son fils, Eloi Recoing. La présence d’Alain Recoing dans cette salle renvoie à la notion de la transformation d’une tradition puisque le castelet est là mais totalement mobile, transformable. C’est un castelet qui a été commandé au scénographe Thierry Vernet. Il est composé de huit panneaux qui peuvent glisser, coulisser. Donc, les manipulateurs et acteurs peuvent être à l’intérieur, se glisser dans les interstices, apparaître et dialoguer avec les marionnettes d’une manière visible. Les acteurs peuvent être devant. Le jeu d’ouverture en hublot ou demi-triangle ou en carré est tout à fait ouvert. C’est une scénographie totalement transformable et c’est quand même aussi une des caractéristiques de beaucoup de créations contemporaines.
AR : La spécificité contemporaine serait-elle de ne pas figer les choses ?
E.L : Voilà, de ne rien figer, non seulement les créateurs choisissent le type de marionnettes et le type de manipulation en fonction du propos du moment, mais ils ne sont plus simplement spécialistes de la gaine, du fil, de la tringle, de la tige, etc… Non seulement ils peuvent aussi inventer des manipulations, de nouvelles formes, avec de nouveaux matériaux, mais en plus, les trois quarts du temps, la scénographie bouge à l’intérieur du spectacle. Elle peut utiliser l’espace de la scène, de la rue, ou encore du lieu dans lequel le spectacle va être porté sans s’en tenir à une utilisation académique du cadre de scène.
AR : C’est quelque chose de très spécifique à la marionnette de pouvoir mélanger les registres de jeu, de lieu et de forme, de ne pas avoir de formes « sacrées » comme il peut y avoir dans le théâtre dit classique…
E.L : Absolument, et de travailler sur la profondeur, sur la latéralité ou le côté frontal quand on veut, d’avoir une immense souplesse… Ceci permet, je crois beaucoup de mises en scène par cette liberté de se situer d’une façon très forte. Le spectateur peut lire ce qui se passe sur scène continuellement comme étant un point de vue. C’est aussi le cas au théâtre quand on a à faire à de bons travaux, bien entendu, mais la marionnette montre tout le temps la représentation, donc elle permet au spectateur d’interpréter.
AR : Cette mise en abîme directe permet de voir le processus en même temps que le résultat…
E.L : Oui parce que je disais qu’Alain Recoing est là à différents titres, à la fois pour l’exploration de l’espace et du mouvement, pour le renouveau des traditions, mais aussi, pour la transmission. Il a enseigné à plusieurs générations, soit dans sa propre école qu’il a créée à Paris, soit à l’Institut International de la Marionnette de Charleville-Mézières qui permet en trois ans à une quinzaine d’élèves d’apprendre à la fois le métier de marionnettiste en tant qu’interprète, mais aussi de fabriquer et de mettre en scène. C’est quand même quelqu’un qui a, largement autant que Craig a pu l’avoir, le soucis de transmettre ses connaissances et sa philosophie de la marionnette. Donc, on a encore Alain Recoing sur ce dernier aspect qui est celui, gagné véritablement par les marionnettistes du 20ème siècle, qui est de penser qu’un art ne peut être vivant que s’il est transmis aux jeunes générations avec rigueur. On lève les voiles, mais aussi on apprend à des interprètes les règles de cet art, pour qu’ils puissent évidemment s’en éloigner quand ils créeront mais en connaissant les bases. Et dans ce sens, on retrouve la réalisation du rêve de Craig de faire que le théâtre soit un art. Et bien la marionnette a fait ce même chemin et, c’est devenu vraiment un art à part entière y compris au regard du public.
Propos recueillis par Angélique Lagarde
Evelyne LECUCQ, diplômée de lettres modernes, d’études théâtrales et d’études cinématographiques, est comédienne, journaliste, essayiste et formatrice dans les arts de la marionnette.
Cette exposition a été réalisée avec le concours exceptionnel de la Bibliothèque Nationale de France, l’association Jean Vilar et THEMAA (Association nationale des Théâtres de Marionnettes et des Arts Associés).
Jusqu’au 28 novembre dans le cadre du Festival Théâtral du Val d’oise, à Gonesse dans la salle d’exposition du pôle culturel de Coulanges, 4 rue Saint-Nicolas . Entrée libre.
Site du Festival Théâtral du Val d’Oise : www.thea-valdoise.org
Retrouvez cet article et les photos correspondant aux spectacles évoqués sur www.kourandart.com
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