Craig et la marionnette – Partie I – Les fondamentaux
Artistik Rezo : Afin de comprendre le rapport de Craig à la marionnette, peut-on dire que cette discipline lui est apparue comme une piste de réflexion possible sur le jeu du comédien ?
Evelyne Lecucq : Oui, en quelques sortes, la marionnette lui a procuré la source de sa réforme du théâtre de l’époque. Lorsque le jeune Edward Gordon Craig commence son expérience de metteur en scène et de comédien, il n’est pas du tout satisfait de cet état du théâtre où l’interprète joue beaucoup pour lui, attire l’attention et met une empreinte de sensibilité qu’il trouve extrêmement gênante. En se documentant, Craig s’aperçoit que dans la tradition marionnettique et particulièrement orientale, il a une possibilité de trouver un interprète beaucoup moins psychologique, qui ne va pas attirer l’attention sur lui mais bien sur le personnage. Il l’étudie sous tous ses aspects : historique, fabrication, interprétation et dernier point également important, liberté que cela donne à l’écriture. Il estime alors que ce doit être le passage obligé à la formation de l’acteur. Donc comme il conçoit lui-même sur le plan théorique, les prémices d’un théâtre qui serait débarrassé de tous les défauts qu’il lui trouve à l’époque, il se dit qu’en fait la marionnette est probablement un des meilleurs outils pour former les acteurs à l’interprétation dans d’autres conditions. Et simultanément, il fait tout un travail sur l’espace, le mouvement et la lumière en tant que graveur et en tant que scénographe. Il retire aussi de l’importance au texte parce qu’à l’époque, le théâtre est quand même essentiellement un théâtre parlé. La marionnette l’aide à faire tout ce chemin.
AR : Qu’est-ce qui l’a attiré particulièrement dans la tradition orientale?
E.L : Ce qui intéressa beaucoup Craig dans la marionnette, ce sont les origines au sens antique, les origines antiques passées en occident, donc la marionnette telle qu’il pouvait en trouver les traces en Egypte, en Grèce ou à Rome. Ce qui le fascina énormément ce sont les marionnettes indonésiennes et bien entendu les marionnettes orientales et extrêmes orientales de manière générale, pour ce qu’elles ont de particulièrement symbolique en fait. Et elles ont aussi cet aspect dépouillé tout en étant très souvent ambigües. Il s’est inspiré de certaines figures à la fois pour faire des gravures, pour créer des marionnettes mais aussi pour signer des textes parce que ce sont despersonnages qui sont à la fois épurés sur le plan esthétique mais énormément chargés de symboles et parfois, plus ou moins hermaphrodites. Ce sont des personnages qui dépassent toutes les limites. Ils contiennent ce débordement qui plaisait tant à Craig, même si lui s’efforçait toujours de faire rentrer dans un schéma sa pensée et son oeuvre, de les faire passer par des critères spirituels. Tout ce qu’il a fait était quand même très emprunt d’une spiritualité, d’une croyance en des divinités que l’on pourrait nous, aujourd’hui appeler néo-antiques, il était très marqué par le soleil et la lune, par des apparitions de fantômes, de revenants…
AR : Peut-on évoquer le chamanisme ?
E.L : Oui, en fait, avec un grand mélange et une façon très personnelle d’en tirer quelque chose auquel il était sensible. Mais, c’est aussi je pense pour ça que les marionnettes extrêmes-orientales l’ont intéressé particulièrement. Et puis, en plus il faut quand même dire qu’à son époque, c’était probablement un genre de tradition qui était beaucoup plus articulée que ce qui pouvait y avoir en occident. En occident, nous étions dans une période de dégénérescence, c’est-à-dire que la marionnette populaire qui l’intéressait beaucoup, la gaine, était édulcorée, elle était arrivée dans les jardins publiques avec uniquement un public d’enfants, de militaires, de nurses, elle avait beaucoup perdu de sa vigueur. Et la marionnette itinérante, des grandes familles qui installaient leurs caravanes sur des places de village présentaient surtout une marionnette à fil qui cherchait tellement à imiter l’être humain que ça finissait par ne plus avoir beaucoup d’intérêt.
AR : C’était un peu caricatural ?
E.L : Oui, et ce qui intéressait Craig, c’était au contraire tout ce qui s’inspirait de l’humain mais pour ouvrir, montrer autre chose. Dans cette même perspective, il était complètement fasciné par la fabrication des jouets notamment, il en a lui-même fabriqué pour ses enfants. Les jouets pour lui n’avaient pas tant un intérêt ludique, c’était surtout pour étudier la manipulation, l’équilibre, le rapport d’un corps sans jambes ou d’un corps avec un regard extérieur quand il n’a pas de réalisme. Et en fait, le jouet a été une de ses sources d’inspiration avant la marionnette. Par exemple, il s’était procuré un catalogue d’un fabriquant de jouets allemand parce qu’il trouvait absolument passionnant la déclinaison de l’être humain dans ce catalogue. Plus tard, on trouve des documents dans sa collection personnelle avec des références à Polichinelle et au Bunraku japonais, le Bunraku étant devenu un terme générique mais il faut savoir qu’il en existe douze ou treize formes différentes au japon.
AR : Peut-on dire que la spécificité du Bunraku est que le manipulateur soit à vue ?
E.L : Oui, mais il n’est pas toujours aussi à vue qu’on le dit, parce qu’il peut très bien, par exemple, porter une cagoule. Je crois que ce qui a été important dans la découverte du bunraku par les occidentaux c’est qu’on connaissait la marionnette manipulée par en-dessous ou par au-dessus, mais il n’y avait pas tant que ça de pratique à cette époque de marionnettes manipulées devant soi. Il y en avait eu avant, parce que la marionnette sur table par exemple que l’on voit beaucoup dans les spectacles contemporains, c’est une marionnette qui se manipule devant soi et c’est une forme qui existait au 17, 18ème siècle dans les rues sur de tous petits tréteaux, mais ça s’était perdu. Puis, le Bunraku a passionné tous les gens qui se posaient des questions sur la théâtralité à la fin du 19ème et au début du 20ème parce que tout à coup, on avait à la fois une marionnette manipulée devant soi, ce qui créait cette idée que le personnage était à distance, mais que l’on pouvait lui donner une impulsion, par rapport au castelet où le manipulateur était caché effectivement. Et puis, la marionnette a une dimension quand même assez importante parfois selon les types de Bunraku. Le corps devient visible de plus loin et permet de faire que ce soit l’énergie du manipulateur qui imite l’énergie du personnage. Je pense que c’est arrivé aussi à un moment où l’on se posait beaucoup de questions sur les arts du geste, sur le mime, sur tout ce qui était l’énergie du corps de celui qui est en scène. Ce sont toutes ces choses qui participent au fait que la réflexion de Craig ait eu un tel impact en occident.
AR : Cela permet d’aborder la notion de corps tout de même assez récemment mise en jeu dans le théâtre européen…
E.L : Oui, enfin, en tous les cas, moi je n’ai pas vu de traces de questionnements posés sur le corps avant cette période-là. Même quand Diderot s’interroge sur le comédien, c’est beaucoup plus sur son mental que sur son corps. Là, on a vraiment une découverte importante pour le monde de l’occident, qui est, de quelle façon un interprète est en rapport à son personnage. Le Bunraku permet de décomposer ce questionnement.
AR : Commençons-nous d’approcher son fameux principe de sur-marionnette?
E.L : Craig était quelqu’un qui aimait beaucoup entretenir le mystère. C’est un élément très important qui fait que notamment par rapport à la question sur la sur-marionnette, on en est toujours qu’à se poser des questions (rires). Patrick Leboeuf, commissaire de la partie ancienne de l’exposition, grâce aux éléments appartenant au Fond Cgaig de la BNF, pense qu’on peut de plus en plus avancer l’idée que Craig voyait la sur-marionnette comme étant un acteur environné d’un élément qui occulte son visage, qui occulte sans doute une partie de son corps, mais qui représente le personnage. Donc en fait, c’est ce que nous, aujourd’hui nous appelons la marionnette habitée. Il est très probable que ce soit ce qu’il imaginait. Nous avons beaucoup discuté ensemble sur le contexte historique aussi dans lequel ce sont faits tous ces écrits et toutes ces recherches de Craig. Et on s’aperçoit que même si longtemps des gens ont dit « mais en fait les sur-marionnettes, ce sont des marionnettes », on ne voit pas très bien pourquoi il aurait appelé sur-marionnette une marionnette. On ne voit pas très bien pourquoi il aurait eu besoin d’entourer son travail d’autant de mystère s’il ne faisait que prendre un art existant et le mettre sur la scène théâtrale.
AR : Il y aurait une démarche philosophique ?
E.L : Oui, il y aurait quelque chose de cet ordre derrière qui montre qu’il voulait véritablement transformer l’aspect de l’acteur. On peut donc nous, nous aventurer sur une piste qui est de penser que ces sur-marionnettes sont des acteurs portant des personnages au-dessus d’eux ou devant eux, peu importe, mais en tous les cas qu’ils masquent l’élément le plus gênant aux yeux de Craig, le visage parce qu’il est trop expressif. Et dans ce qu’il semblerait être dit là, et pas contredit par lui, c’est qu’il imaginait quelque chose qui ne serait pas trop lourd à porter pour faire que le haut du corps du comédien soit entouré d’une carcasse d’osier avec le personnage représenté dessus de différentes manières. Quand il a laissé des dessins en disant que c’étaient des sur-marionnettes, on s’aperçoit qu’on va vers des personnages très stylisés, très hiératiques qui rejoignent complètement l’univers religieux ou para-religieux de Craig.
AR : Il y a vraiment une dimension mystique… Quand on regarde ses croquis, on pense notamment aux dessins d’Ernest Pignon-Ernest…
E.L : Tout à fait, on a retrouvé des traces de ce qu’il appelait lui-même une sur-marionnette dont un dessin qui représente très probablement un acteur avec un grand masque devant lui. On sent l’influence du coryphée grec. Et il y a également une petite forme qui apparaît dans un certain nombre de croquis de Craig, on imagine qu’il s’agit d’un technicien. Comme il imaginait des changements de costumes et de masques assez rapides dans ses mises en scènes, il y a probablement besoin d’un assistant sur le plateau pour très vite apporter à l’acteur les éléments de son personnage suivant.
AR : Rappelons que Craig était également écrivain pour marionnettes…
E.L : Oui, il avait le projet d’écrire 365 petites pièces pour marionnettes avec évidemment encore une fois le symbole cosmique et un texte par jour. Et il n’a pas pu, il en a créé une quarantaine qui pour lui composaient un ensemble qu’il a appelé Drama for fools (Pièces pour les fous). La marionnette lui permettait d’aller dans un univers totalement décalé pour s’éloigner de cet univers qui l’embarrassait tellement lorsqu’il était réel. Dans l’écriture, il s’est permis absolument tous les débordements parce que justement, il écrivait pour des marionnettes. On s’aperçoit qu’il y a un aspect profondément moderne dans l’écriture de Craig parce qu’il jouait énormément sur la langue, il faisait des glissements de sens, il créait des mots nouveaux, il déformait des mots existants et en cela, on peut le rapprocher de ce qui se fait, du moins en Français, par les écrivains contemporains comme, par exemple, Novarina.
AR : Ces textes comportaient-ils beaucoup de didascalies ?
E.L : Oui, mais pas tant que l’on pourrait le croire, parce que c’était plus l’écrivain de la langue qui écrivait les textes que le metteur en scène, à ce moment-là. Enfin, ça dépend en même temps des morceaux, il y en a pour lesquels il a fait des petits croquis dans la marge, il imaginait deux ou trois plans en profondeur. Il y a des compagnies qui ont ensuite essayé de remonter les spectacles d’après les indications de Craig.
AR : Ont-elles étaient éditées?
E.L : La plupart n’avaient jamais été traduites en français, donc elles sont en cours de traduction et il y va y avoir une édition critique d’une partie de ses textes qui va être réalisée très bientôt par l’Institut International de la Marionnette.
AR : Et les a-t-il mis à l’épreuve de la scène de son vivant?
E.L : On ne sait car comme Craig était un grand affabulateur, il y a certains de ses textes qu’il a écrit en disant que c’était une représentation qui avait été donnée à tel endroit, mais en fait, en fouillant un petit peu, on s’aperçoit que les noms qu’il donnait aux interprètes étaient des pseudonymes qu’il se donnait à lui-même, donc on ne sait pas si cela a été joué ou pas.
AR : On est encore dans le secret…
E.L : C’était un homme qui aimait énormément la duplicité, l’énigme, le mystère et qui vivait dedans. En France, Etienne Decroux s’estimait l’héritier de Craig. Ce qu’il a encore une fois, lui, rejeté parce qu’il ne se voulait aucun héritier. Il voulait à la fois transmettre à de jeunes interprètes sa vision du théâtre de demain, mais il refusait l’idée que quelqu’un dise : « C’est moi qui continue la pensée de Craig, c’est moi qui la met en application ». Donc il admirait énormément le travail d’Etienne Decroux, mais il ne voulait pas pour autant qu’il revendique une certaine lignée.
AR : Donc il est délicat de dire qu’il ait véritablement fait école…
E.L : En fait, il a fait école de la même manière qu’un certain nombre de grands penseurs du théâtre l’ont fait dans la première moitié du XXème siècle. Ce sont des gens qui ont remis en cause des choses qu’il était probablement indispensable de remettre en cause à l’époque. Ils ont voyagé, ils sont rentrés en relation avec les autres, ils se sont entraidés et ils ont arrêté plus ou moins tôt d’œuvrer sur le plan scénique. Craig, sans doute, est un de ceux qui a le moins pu faire, mais en fait cet état d’esprit et ses projets ont été mis en pratique par les générations suivantes. Tout ce qui s’est réellement créé par la suite a pris en compte à la fois la pensée de Craig, de Meyerhold, de Brecht, de Stanislavski, etc…
AR : Autant Brecht a pu aller de son vivant jusqu’au bout de sa théorie, autant Craig n’a pas pu tout livrer, donc il y a-t-il eu également des poursuites de recherches théoriques ?
E.L : Non, parce que je pense qu’il y a eu un silence trop grand… Craig était quelqu’un qui était bourré de contradictions et c’est une profonde contradiction cette idée de la transmission qui lui tenait tant à cœur et en même temps, du mystère, de l’interdit et du secret. Alors, ce qui est très intéressant, c’est de voir que justement c’est exactement l’inverse qui s’est passé dans le monde de la marionnette. Avant, on ne se transmettait surtout pas les techniques et les manières de travailler, on ne les donnait qu’à ses enfants. Puis, tout le vingtième siècle a consisté à ouvrir les coulisses, les lieux de fabrication, à transmettre à des gens qui pouvaient être extérieur au monde de la marionnette, que ce soit le monde enseignant ou celui des comédiens et à faire que l’essentiel de la marionnette passe aussi à travers les autres arts, serve à créer des ponts.
Propos recueillis par Angélique Lagarde
Evelyne LECUCQ, diplômée de lettres modernes, d’études théâtrales et d’études cinématographiques, est comédienne, journaliste, essayiste et formatrice dans les arts de la marionnette.
Cette exposition a été réalisée avec le concours exceptionnel de la Bibliothèque Nationale de France, l’association Jean Vilar et THEMAA (Association nationale des Théâtres de Marionnettes et des Arts Associés).
Jusqu’au 28 novembre dans le cadre du Festival Théâtral du Val d’oise, à Gonesse dans la salle d’exposition du pôle culturel de Coulanges, 4 rue Saint-Nicolas . Entrée libre.
Site du Festival Théâtral du Val d’Oise : www.thea-valdoise.org
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