Clément Thibault : “Doit-on encore distinguer les arts numériques des arts contemporains ?”
Curateur, écrivain d’art, et professeur d’analyse du marché de l’art à l’ICART, Clément Thibault est directeur artistique du Cube, le centre d’art numérique d’Issy-les-Moulineaux. L’importance du numérique dans l’art fait aussi écho à l’actualité du marché avec la vente récente de l’œuvre Everydays : The first 5000 days de l’artiste Beeple vendue aux enchères chez Christie’s pour 69,3 millions de dollars le 11 mars dernier.
Pouvez-vous vous présenter ?
Je suis curateur, écrivain d’art, et depuis septembre 2020, j’ai la joie d’être devenu directeur artistique du Cube, le centre d’art numérique d’Issy-les-Moulineaux. Cela consacre mon soutien indéfectible pour l’expression libre et les artistes, ainsi que mon intérêt pour les nouvelles technologies utilisées dans un contexte créatif, particulièrement à même de refléter la complexité de notre monde. C’est un honneur, surtout du fait du positionnement de cette institution, si généreuse, dont le projet est de donner à chacun et chacune les clés pour agir en toute autonomie, librement, dans le monde à l’ère du numérique.
Avant cela, j’ai participé à une dizaine d’ouvrages parmi lesquels des catalogues d’exposition de Pascal Convert à Chaumont-sur-Loire, d’Hilary Dymond au Centre d’art Campredon, de Fred Forest au Centre Pompidou, ou les monographies de Wahib Chehata, Vladimir Skoda et Lucien Murat. J’ai organisé, souvent en co-curation, une dizaine d’expositions à Paris, Londres ou Bruxelles. Actuellement, je prépare une double exposition aux musées de Soissons, “Deus ex Machina”, prévue à l’automne 2021, et “Ga_IA”, prévue pour 2023, sur le recyclage de mythologies aux fondements religieux ou magiques par les tenants des nouvelles technologies et dans l’inconscient collectif, et avec Lucien Murat “the_ogre.net“ une exposition chez Suzanne Tarasieve (Paris) et à Gr_und (Berlin) jouant de la métaphore de l’ogre appliquée aux internets. J’enseigne également, l’histoire et la philosophie de l’art, le curating et son histoire dans des écoles comme l’ICART, l’IESA ou la Toulouse Business School.
Quelles sont les missions et les valeurs du Cube ?
Depuis 20 ans, le Cube agit pour une société numérique inclusive, créative et responsable, d’abord par la diffusion des arts numériques. Le Cube a programmé ou soutenu plus de 4000 artistes depuis 2001, pour explorer les nouveaux imaginaires, interroger, à travers le regard si fécond des artistes, les nouvelles technologies, leurs usages et les enjeux éthiques qu’elles soulèvent. Le second pilier, c’est l’éducation numérique, à destination d’audiences diverses, les enfants, les adolescents et leurs familles, mais également des entreprises ou des universités et grandes écoles, afin d’aider nos publics à comprendre les mutations en cours, pour mobiliser l’engagement et la responsabilité des citoyens autour du numérique. Cela passe par de nombreux ateliers, au Cube et dans les écoles, ainsi que des programmes conçus en partenariat avec des entreprises comme GRDF ou Enedis. Notre troisième pilier, c’est la prospective, un laboratoire d’idées, en invitant des philosophes, scientifiques, auteur.ices, artistes à débattre et échanger sur le monde qui vient, particulièrement à travers l’émission des “Rendez-vous du futur”, dont nous organisons un festival du 4 au 7 mai prochain.
En fait, le but n’est pas d’être technophile, encore moins technophobe, mais de parvenir à amorcer des réflexions, à travers des formes artistiques, des discours prospectifs et des relations intimes avec nos publics, à construire collectivement un futur souhaitable, renouer avec les utopies, pour ne pas subir le changement, et plutôt tenter d’infléchir les transformations inévitables… Nils Aziosmanoff, le président du Cube, évoque parfois l’idée d’un “Bauhaus du numérique” ; je crois que la métaphore est juste, parce qu’elle souligne la nature d’interface de cette institution, entre l’art, la recherche, la prospective et l’éducation, les entreprises et toute la société civile.
Que sont les arts numériques, et en quoi sont-ils importants, tant pour les adultes que pour les jeunes ?
Le terme d’”arts numériques” est sujet à débat. Doit-on encore les distinguer des “arts contemporains”, au risque de les enfermer dans des catégories — et des réseaux — qu’ils submergent nécessairement ? Je crois que si l’on devait déceler une nature spécifique des arts numériques, tenter l’exercice périlleux de la définition, il faudrait s’intéresser au rapport à la technique qui les sous-tend. Je m’explique. Les artistes, depuis le pariétal, ingèrent les innovations techniques de leur époque, ce n’est pas nouveau, c’est banal même. Les peintres rupestres déjà utilisaient des outils perfectionnés, comme des aérographes en os, ou le genévrier dans leurs lampes à huile pour éviter d’enfumer les grottes. La généralisation de la perspective à la Renaissance a été permise par celle de la lentille optique ; difficile de considérer l’Impressionnisme sans la commercialisation du tube de peinture et l’impact, pour des faiseurs d’images, du développement de la photographie, etc. Rien d’étonnant donc, à voir tant d’artistes employer les nouvelles technologies, pour vivifier leur création, et explorer des chemins inconnus.
Néanmoins, il me semble que la nature de cette relation à la technique change. Comme les « plasticiens » de l’art contemporain ont interrogé la notion de forme, à travers sa grammaire, à l’heure des médias de masse et du foisonnement de l’image, les artistes numériques, qu’ils soient bio-hacker, programmeurs, cyborgs, se posent souvent la question particulière du progrès, et de ses implications dans la société, sur l’humain, sur l’environnement. Plus qu’un simple outil, un instrument, la technologie est souvent le sujet, et l’horizon des œuvres. Comme ça a pu être le cas avec la magie, la religion ou la politique, elle fournit le prisme à travers lequel nombre d’artistes lisent et interprètent le monde. Cela fait sens, parce que la mutation que nous vivons, depuis la généralisation de l’internet et l’apparition des navigateurs au début des années 1990, est l’une des plus puissantes et foisonnantes poussées scientifiques et technologiques de l’histoire, nous amenant à des questions abyssales, jusqu’à réinterroger la nature même de notre humanité, et ses limites, de plus en plus poreuses. C’est en cela que les arts numériques sont singuliers et importants, je pense. Ils sont à la fois le vecteur d’expériences esthétiques inédites, puisqu’elles se cristallisent autour de technologies nouvelles, et aussi le reflet privilégié d’un monde qui change. Cela fait sens pour nos publics, qu’ils soient jeunes et baignés dans le numérique amniotique, ou plus âgés et parfois plus distanciés par rapport à tout cela.
En tant que nouveau directeur artistique, quelles sont vos idées de curations, et comment gérez-vous la Covid ?
Le Cube a déjà 20 ans de légitimité et d’expérience, mon rôle est d’abord de m’inscrire dans cette histoire en maintenant la qualité et l’exigence de sa programmation. Actuellement, l’un des grands projets du Cube, déjà depuis deux ans, est la co-production, avec l’ENSAD, d’ISEA 2023 à Paris, sur le thème de la “Symbiose”. ISEA est l’un des événements les plus importants des arts numériques, avec un symposium universitaire et une constellation d’expositions, tous les ans dans une métropole différente — la dernière édition était à Montréal, la prochaine sera à Barcelone.
Concernant la Covid-19, la situation est effectivement complexe. Elle a des conséquences multiples, sur notre stratégie, la gestion du personnel, la réadaptation de nos programmes etc. Cette gestion est du ressort de notre directrice, Elsa Warde. Le Cube ne peut évidemment pas recevoir de public pour les expositions ou les performances, mais nous poursuivons une intense activité d’ateliers pour les enfants, souvent en ligne, ou au sein de structures associatives partenaires. Au niveau plus particulier de la programmation, la situation nous incite à devenir plus proactifs. Dans son rapport de la mission “Musées du XXIe siècle” pour le Ministère de la Culture, Jacqueline Eidelman évoquait le musée “protéiforme”, en soulignant la nécessité de se déployer in situ, ex situ, et en ligne. L’idée d’une institution hybride était évidemment dans la stratégie du Cube, son histoire même, mais la situation nous conduit à accélérer et approfondir cette stratégie. Nous réfléchissons aux moyens de densifier notre programmation en ligne, avec des vidéos de médiation, des entretiens avec des artistes et des philosophes, en streamant nos événements, mais aussi en diffusant de l’art vidéo et des captations de performances, comme ce sera le cas pour “La Montagne magique et l’arrivée des Machines”, un superbe spectacle pour enfants de Elie Blanchard & Emmanuel Mailly, du 13 février à fin mars.
Nous amorçons aussi une réflexion de fond sur ce que pourrait être une bonne exposition sur un navigateur Internet, plutôt que de reproduire servilement des espaces en 3D, avec une mauvaise navigation et un rapport sensuel perdu aux œuvres, en privilégiant des formes miscibles à travers un écran et pensées pour les réseaux (photos, documents, vidéos, bien sûr mais également sites de net.art, environnements 3D, interactivité, chatbots, avatars, mail art, etc.). Nous souhaitons enfin approfondir notre déploiement en dehors du Cube, en tissant des partenariats avec divers lieux qui n’ont pas forcément l’habitude d’accueillir de l’art numérique : écoles, hôpitaux, centres sociaux, voire entreprises et universités.
Retrouvez toute l’actualité du Cube ici.
Propos recueillis par Isabelle Capalbo
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