Charlotte Gautier Van Tour : “Le mouvement enseigne la vie”
Rencontre avec Charlotte Gautier Van Tour, l’une des candidates du Prix ICART Artistik Rezo 2021, qui nous explique l’importance de la microbiologie dans son travail artistique.
Peux-tu te présenter ?
Artiste visuelle, je travaille sur le Vivant, particulièrement sur le lien entre nos organismes et d’autres non humains. J’utilise principalement des matières naturelles que je fabrique moi-même.
Quelle est ta démarche artistique ?
J’aime travailler sur le microscopique et le macroscopique, comment – dans des dimensions très petites ou très grandes – des formes récurrentes nous apprennent des choses sur la matière dont nos corps sont tissés. Et comment, à travers les médiums que j’utilise (installations, sculptures…), on peut révéler ces choses-là, les rendre visibles.
Plus récemment, j’ai créé des milieux où se développent et se reproduisent des micro-organismes. Comment ces êtres là peuvent-ils devenir des alliés, des collaborateurs ? Par exemple, les dernières pièces que j’ai faites sont à base d’algues, de cyanobactéries, constituées de spores, moisissures et levures qui se développent. Entre le début et la fin, la création évolue, et donc se modifie. On peut dire que les couleurs et les textures ont été autant l’œuvre de ces organismes-là que de moi. Je travaille sur tout ce qui tourne autour de l’hypothèse Gaïa. L’idée que la Terre est comme un super organisme dont les vivants aménageraient l’atmosphère et la géologie.
Je cherche aussi à me lier à des agriculteurs, ou à d’autres corps de métiers, pour réutiliser des déchets agricoles (j’aime bien les composts) et parfois aussi réemployer des déchets industriels. Revaloriser ces matériaux aide à penser une économie qui soit aussi vertueuse sur le plan écologique.
Que souhaites-tu que le public retienne de tes œuvres ?
J’aime créer des choses à la fois contemplatives et vivantes en suscitant la surprise. Pour moi le mouvement enseigne la vie. J’ai pu m’en apercevoir sur des installations où la lumière agrandissait des choses invisibles à l’œil nu, où des éléments non figés s’animaient.
Comment aider les gens à faire prendre conscience de notre interdépendance ? Plus récemment, mes œuvres évolutives se craquèlent, se rétractent, se transforment grâce à des modifications de couleurs. On pense à de la peau mais aussi à de l’écorce terrestre. Et je pose la question : qui sont les habitants de ces choses-là ?
Mes œuvres créent un lien entre toutes les choses qui font le vivant. En effet, nous sommes dépendants des microbes, des bactéries, des végétaux et eux-mêmes se servent aussi de nos corps pour parfois se nourrir, ou parfois simplement pour survivre.
Est-ce que tu peux me parler de l’œuvre ou de la série dont tu es la plus fière ?
Je présente Top View, une pièce créée l’an dernier à Coco Velten (Marseille), sous une forme adaptée, beaucoup plus petite. Hélas, à Paris, nous n’aurons pas le temps de voir son évolution sur un long moment. À la base, c’était un cercle de 4 mètres de diamètre en gelée d’algues. L’agar agar est une poudre d’algue rouge beaucoup utilisée par les microbiologistes dans l’alimentaire, souvent comme alternative au gélifiant d’origine animale. Il y avait aussi une autre cyanobactérie, la spiruline (une micro-algue) et des pigments naturels.
Au début, cette pièce ressemble presque à un miroir. D’abord, très brillante, ses couleurs très vives se métamorphosent car la matière s’assèche. À la fin, la pièce ressemble à des fragments de papiers, presque à des feuilles mortes. Il ne reste alors plus qu’à balayer, avant un nouveau cycle. Si les choses se transforment, elles ne disparaissent pas totalement, elles ne se désintègrent pas. J’ai d’ailleurs recyclé des morceaux de cette pièce-là dans d’autres œuvres. J’aime aussi cette idée qu’une pièce a plusieurs temps de vie, que chaque forme est différente, adaptée en fonction de l’espace.
Son aspect monumental nous remet à notre juste place. En plus, avec son odeur d’algue, ses craquellements ou bruits cristallins, l’œuvre convoque tous nos sens. Elle est synesthésique.
Quelles sont tes références ?
Autant artistiques (le land art, l’arte povera…) que scientifiques ! Des artistes qui travaillent sur la cartographie m’ont beaucoup inspirée, comme Cathryn Boch, qui travaille sur des broderies. À la fin, ses œuvres ressemblent à des lichens. On ne sait pas trop si on est en train de voir la Terre vue du ciel ou bien une mousse végétale. J’aime bien cette perte de repères, cette confusion stimulante.
Parmi les autres références : des microbiologistes et des philosophes de l’écologie. Je passe du temps à voyager dans des images microscopiques (univers bactérien et cellulaire) ou de galaxies et de cosmos. J’ai toujours essayé de voir ma pratique comme un moyen pour connaître un peu plus notre planète.
Sur quoi travailles-tu en ce moment ?
Je suis en résidence à Paris pendant un moment, à la Fondation LAccolade à Saint-Germain-Des-Prés. Je développe tout un travail de pli, des sortes de cartographies qui sont comme des parchemins évoquant l’écorce de la Terre. J’ai aussi développé une performance pour créer un banquet de la symbiose à partir d’aliments fermentés.
Enfin, je travaille avec Luz Moreno, designer et plasticienne. On réintroduit des bonnes bactéries dans le microbiote intestinal de nos invités pour les connecter à tout le peuple qui habite leur corps, soit milles milliards de bactéries. Cet écosystème, qui pèse 2 kg, est composé à 90 % de bactéries et 10 % de cellules humaines. Qui est-on finalement ? Sommes-nous quelqu’un sans ces êtres-là ?
Avec quels artistes aimerais-tu exposer un jour ?
Outre Cathryn Boch, Marguerite Humeau, dont les œuvres – sortes de chimères, entre animaux marins et terrestres – font penser à des voitures ou des architectures organiques très travaillées. Cette artiste a un imaginaire incroyable.
Qu’est-ce que « Demain(s) » t’inspire ?
Déjà, que fait-on aujourd’hui ? On sait qu’il y a un déséquilibre, un dérèglement des écosystèmes de la planète depuis 50 ans. Les bons choix n’ont pas été pris pour autant. Qu’est-ce que l’on met en valeur : les choses ? Les humains ? La planète ? La cohabitation avec d’autres espèces concerne toutes les strates de la société, tous les secteurs. Demain m’inspire une forme d’urgence. Il faut essayer, notamment par le sensible, de réinventer d’autres façons de vivre ensemble. N’attendons pas demain, c’est aujourd’hui qu’il faut agir.
Propos recueillis par Victoria Javellaud
Plus d’informations sur le travail de Charlotte Gautier Van Tour
Suivez sa participation au Prix ICART Artistik Rezo
Exposition collective en ligne du 5 au 7 mars
Remise des Prix dimanche 7 mars à 15h30
Modalités d’accueil du public susceptibles d’évoluer en fonction des contraintes gouvernementales (précisions et mises à jour en ligne)
Un événement organisé par des étudiants de l’ICART, l’école du management de la culture et du marché de l’art.
À découvrir sur Artistik Rezo :
Prix ICART Artistik Rezo 2021, de Vanessa Humphries
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