Candida Romero : “Mon travail est une cristallisation au sens proustien, une mosaïque d’inspirations diverses”
Artiste à talents multiples, Candida Romero livre une interprétation féminine du monde contemporain avec un rapport qu’entretient l’art sous toutes ses formes avec la vie.
Candida, pourrais-tu te présenter ?
Je suis Candida Romero, née à Paris. Je suis peintre et mère de deux garçons de 15 et 22 ans, Sandro et Lorenzo. Je suis d’origine française et portoricaine.
Quel est ton parcours ?
Alors là, ça risque d’être long, donc je vais essayer de résumer. Je tiens à préciser que je suis une artiste complètement autodidacte, c’est à La Ruche, dans l’atelier de ma mère, l’artiste Simone Dat, que ma dernière métamorphose a eu lieu. Mais en effet, bien avant cela, beaucoup plus jeune, je ne rêvais pas de devenir peintre, mais comme beaucoup de jeunes filles de mon âge, je rêvais de danse, de chant, de cinéma, de mannequinat. J’ai fait ma scolarité à l’École des enfants du spectacle à Paris. J’ai même tourné dans un film, La Smala, une comédie, qui par la suite, est devenue un film culte des années 1980.
Quand j’avais à peine 18 ans, passionnée par l’opéra, je suis allée à la Musikhochschule, le conservatoire de Munich, pour apprendre le chant lyrique classique. J’ai eu la chance de pouvoir travailler ma voix avec de très grands professeurs à la fois à Munich et au Mozarteum de Salzburg qui voulait même que j’intègre leur école. Pour payer mes cours à Munich je faisais du mannequinat et j’ai vite réalisé que l’enseignement du chant lyrique fut trop conventionnel pour moi, j’étais assez rock’n’ roll à l’époque. Sur un coup de tête je suis partie vivre à Berlin entre 1992 et 1993, vivant une époque historique incroyable et c’est à ce moment-là que j’ai commencé à peindre de grands portraits à l’huile, de grosses têtes !
Quels sont tes souvenirs de La Ruche ?
Pour remettre les choses dans leur contexte, la période de La Ruche, c’était dans les années fin 1960 -début 1970. C’était la cité d’artistes de Paris culte où tout artiste rêvait d’avoir un atelier ! Un endroit synonyme de grande liberté ! Nous étions une bande de gamins d’artistes, élevés de manière complètement libre et non conformiste.
À l’époque, ma mère était aux commandes, elle attribuait les ateliers à des artistes internationaux et talentueux venus de tous les pays qui fuyaient souvent les dictatures qui sévissaient encore en Espagne, au Chili, en Argentine, entre autres. La Ruche était un endroit très animé, foisonnant culturellement, imprégnée par l’histoire de l’art et par le passage d’artistes comme Chagall, Brancusi, Soutine, Foujita, Pascin et bien d’autres d’avant-guerre, des artistes géniaux, mais souvent très pauvres. Puis, il y a eu la deuxième guerre mondiale qui marqua fortement La Ruche ; une majorité d’artistes étant juifs russes ou polonais, elle fut complètement désertée. Elle se remplit à nouveau dans les années 1950 avec de jeunes artistes.
Le groupe de La Ruche – L’homme-témoin – faisait beaucoup parler de lui dans le Paris foisonnant d’après-guerre ; il s’agit des peintres figuratifs comme Bernard Lorjou, Yvonne Mottet, Michel de Gallard, Bernard Buffet, Michel Thompson, ma mère Simone Dat et Paul Rebeyrolle, son premier mari, qui, je tiens à le préciser, n’est pas mon père.
Des années de vache maigre, mais aussi de grandes rigolades dans une cité d’artistes très délabrée et vétuste, mais qui vibrait intensément, parce que ces artistes croyaient dur comme fer que l’art devait changer le monde !
C’est en 1972 que La Ruche fut sauvée par la détermination de ma mère qui créa, en 1962, l’Association pour la sauvegarde de La Ruche et sensibilisa le monde international de l’art. Elle y organisait de grandes fêtes qui sont devenues célèbres dans tout Paris, “Les fêtes de La Ruche” où se rendait le Ministère de la Culture, récemment créé, avec des personnalités comme André Malraux, le couple Anthonioz, et bien d’autres. Une grande vente aux enchères a été orchestrée pour rassembler des fonds afin de racheter les lieux et d’éviter sa destruction. Lors de cette vente on pouvait acquérir du Picasso, Degas, Chagall, Léger… Ce fût un coup de génie ! Une fois La Ruche sauvée, la concurrence devint brusquement très rude entre artistes et à partir des années 1980-90, le monde de l’art se transforme en “Art Business” ! L’ambiance changea radicalement. C’est donc dans cette ambiance aussi que j’ai vécu mon adolescence.
Chant, danse, cinéma… pourquoi avoir choisi la peinture ?
J’ai toujours peint, dessiné… C’est le plus beau des métiers, je suis en osmose avec la peinture. Appliquer de la peinture, de la couleur sur n’importe quel support a quelque chose de sacré pour moi et sert aussi de thérapie de l’âme.
Comment définirais-tu ton travail ?
Comme dirait Proust c’est une “cristallisation” qui a lieu et qui compte plus que tout pour moi et définit au mieux ma création ; une mosaïque d’inspirations diverses souvent d’origines littéraires, une liberté de style que je m’accorde. Je travaille toujours par série et parfois mes séries s’étalent dans le temps.
Ma série “Little Girls” m’a occupée environ cinq ans produisant plus de 100 tableaux à chaque série et des grands formats ! Pour cette série j’ai travaillé avec Pierre-Jean Rémy, écrivain et membre de l’Académie française. À l’époque, il collectionnait des photos anciennes de jeunes filles anonymes, dans l’esprit Lewis Carroll. Ce sont ces photos que j’ai agrandies et recouvertes de ses textes écrits pour le projet, travaillées en techniques mixtes avec divers matériaux, papier, dentelle, fleurs séchées… Une grande exposition de ces œuvres a eu lieu en 2008 à la Fondation Azzedine Alaïa. Ce fut un grand succès et j’en garde un souvenir très heureux.
Enfin voilà, je travaille seule avec tout type de supports ou médiums, classiques ou non – dessins, collages, pastels, mais aussi un peu de vidéo, de la musique, du chant, la danse, lectures de poésie. Toutefois, il m’arrive aussi de travailler avec la participation d’un photographe ou d’un écrivain. Cela dit, j’aime la peinture plus que tout. Je me considère peintre avant tout !
Des sujets particuliers sur lesquels tu aimes travailler ? Quelles sont tes influences ou stimulations ?
Mes influences sont souvent d’origines littéraires et viennent avec mes origines métisses ; mon sang latino me donnant beaucoup d’énergie, c’est un coup de pied aux fesses continuellement ! La littérature reste donc mon inspiration première. Je reste fidèle à Proust, mes Hommes-Femmes, un travail sur l’hermaphrodisme. Par ailleurs, je questionne sans cesse ma condition de “Femme Artiste” ou “Artiste Femme”. Les femmes sont de grandes créatrices ! L’engagement pour la valorisation de leur art a toujours lieu.
Dernièrement, j’ai adoré travailler sur « Les Lettres d’une religieuse portugaise », une mise en peinture avec l’apport photographique du photographe-portraitiste Paolo Roversi. Cette série, inspirée d’un ouvrage de 1669, consiste en juste cinq lettres d’amour sublimes, écrites par un homme qui se met dans la peau d’une religieuse enfermée dans un couvent au Portugal et qui, par ce biais, dénonce la condition féminine avant l’heure…j’en ai tiré une série de grands retables contemporains, des triptyques qui s’ouvrent comme des livres : au moins 70 pièces de petits, moyens et grands formats.
Cela dit, j’aime aussi travailler sur des sujets plus légers, plus ludiques, sur vieux supports imprimés comme la série de gouaches sur de vieilles couvertures de magazines comme celles des “Arts ménagers, Housekeeping with roses”. Je suis intervenue sur ces couvertures avec humour et aussi tendresse ; l’image de la femme a tellement évolué et heureusement, parce que lorsqu’on feuillette ces magazines on a l’impression de voir une France surréaliste et un monde englouti à tout jamais.
Quelles sont tes références dans l’art ?
Hmmm… j’en ai pas mal, mais dans l’art contemporain j’aime beaucoup les deux grandes artistes femmes afro-américaines Kara Walker et Ellen Gallagher ; côté expressionnisme abstrait, Joan Mitchell.
Sur quel projet tu travailles en ce moment ?
Me voilà repartie sur une nouvelle série qui m’a pris aux tripes et je sens qu’elle sera très importante pour moi et représentera un tournant dans mon art. C’est ma série “Bloody Jimmy” inspirée par l’ouvrage d’un des grands amis de mon père à New York, l’écrivain James Baldwin, que j’ai connu enfant quand il venait à La Ruche. Il adorait l’ambiance de l’atelier de ma mère. Cet ouvrage s’appelle Notes of a native son.
Candida, tu débordes de projets, tu as acheté le couvent San Francescu en Corse que tu as restauré et où tu commences à accueillir des artistes en résidence. Pourrais-tu nous en parler un peu plus ?
J’ai acheté le couvent en 2000. Il était considéré être une ruine. Épaulée par ma mère à l’époque, on ne se rendait pas compte de ce qui nous attendait, c’était un pari fou, difficile, une histoire de femmes, de pierre et de courage, tellement la tâche était immense, mais le résultat est magique ! C’est un lieu d’une beauté extraordinaire, il était encore parsemé de quelques mandariniers de l’époque des moines franciscains. Tout était à reconstruire, à créer, à inventer tant à l’intérieur qu’à l’extérieur. Enfin depuis trois ans à peine maintenant, j’accueille des photographes en résidence et l’été dernier nous avons organisé le premier concert de blues. Par ailleurs, en ce moment, nous participons au Loto du patrimoine de la mission Bern pour une mise en valeur de l’église du couvent qui est encore à restaurer. L’objectif c’est de faire vivre ce lieu, de l’ouvrir au public et de créer un dialogue en y développant des événements, accueillir les expositions des artistes en résidence et d’autres projets artistiques et culturels.
Tu n’arrêtes pas… tu es en plus créatrice de parfum.
Oui, j’ai eu cette idée, en trouvant dans la terre un vieux flacon dans le jardin du couvent, et l’inspiration artistique pour mon premier parfum – l’Eau de Couvent- est né ! J’en ai créé quatre autres depuis ainsi qu’une petite ligne de cosmétiques naturels. La Corse est le berceau de nombreuses plantes endémiques traditionnellement beaucoup utilisées en cosmétique, l’immortelle entre autres.
Une partie des fonds de la vente de ces parfums et cosmétiques aident financièrement à la préservation du site du couvent San Francescu. Cela a aussi donné lieu à l’ouverture d’une galerie d’art et de parfums, la San Francescu Gallery, en plein cœur de Saint-Germain à Paris qui représente mon travail. Je tiens à préciser que depuis quelques années je ne suis plus seule à gérer tout cela et nous avons créé une petite équipe. Les résidences et la galerie sont le fruit d’un grand travail collectif aussi maintenant avec mon cher ami, l’architecte international, Tim Culbert. Il fut le bras droit de I.M. Pei pendant 14 ans. C’est grâce à son intervention sur la réalisation et l’aménagement de la galerie que cet endroit est une réussite. Il dirige avec moi, la programmation des événements actuels et à venir. Cet été est très spécial à cause du Covid19 donc notre programmation a été complètement chamboulé et nos événements sont encore à préciser. Selon la situation qui évolue chaque jour on réfléchit à un événementiel sous forme de performances.
Découvrez le Couvent San Francescu sur son site Instagram ainsi que L’Eau de Couvent
Propos recueillis par Eleftheria Kasoura
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