Baptiste Lignel raconte son amitié avec Keith Haring
Comment, adolescent, en êtes-vous venu à photographier Keith Haring ?
Je l’ai rencontré un an avant cette séance. Mon père m’avait emmené au vernissage de l’une de ses expositions, au Casino de Knokke-le-Zoute. J’étais fan de Keith Haring depuis que j’avais douze ans — j’avais vu un poster de lui, que mon frère avait ramené des Etats-Unis. A l’époque, en France, il y avait très peu de choses. J’avais réussi à trouver un livre, le catalogue de sa première exposition chez Tony Shafrazi à New York. Par hasard, je me suis retrouvé à un moment donné seul avec Keith Haring et son galeriste. J’ai pu discuter avec lui et commencer à lui donner mon avis sur ce que j’aimais et que j’aimais moins. Ca l’a fait rigoler, ce gamin qui lui donnait des conseils, il m’a dit que je devrais être son manager…
Mais quels étaient vos conseils ?
Dans les peintures, il y avait des choses nouvelles, plus classiques, à l’encre de Chine, qui ne me plaisaient pas – je lui ai dit qu’il fallait qu’il arrête ! Je lui ai aussi beaucoup parlé du Pop shop, qui en tant qu’enfant me faisait beaucoup rêver, et dont les produits n’étaient pas disponibles en France. Après cette rencontre, notre amitié s’est maintenue par la correspondance. Rétrospectivement, c’est assez fascinant : il répondait à toutes mes lettres, il m’envoyait des paquets avec des T-shirts, etc. La séance de photographie qui a donné lieu à ce livre a eu lieu en octobre 1988, quand je suis allé à New York avec mon père pour les vacances. A la fin d’un déjeuner, Keith Haring a annoncé qu’il allait dans son atelier pour travailler. Je lui ai dit que je l’accompagnais. Ce n’était pas prévu, mais pendant toute une après-midi je me suis retrouvé seul avec lui dans son atelier, et j’avais mon premier appareil photo, qu’on venait de m’offrir pour mes quatorze ans.
A quoi ressemblait son atelier ?
C’était un studio immense sur Brodway. Sur les murs, il y avait des tableaux de Keith Haring et de Warhol, et des polaroïds de lui avec ses copains – Madonna, Michael Jackson… En tant qu’enfant, je l’ai vu comme un terrain de jeux. Il y avait beaucoup de bombes de peintures, de petits objets qu’il fabriquait ou accumulait, de collages aux murs. Mais l’ensemble est très bien rangé, on le voit sur les photos.
Il avait l’habitude que son travail soit documenté. Quel rapport avait-il avec l’objectif ?
Il aimait beaucoup être entouré quand il travaillait, c’est vrai. Il appréciait l’interaction avec les gens, il l’écrit dans son Journal. Il n’avait aucun problème avec la présence des médias, ce qu’il fait qu’il existe beaucoup de films et de photographies. En cela, ce que j’ai fait n’avait rien d’exceptionnel. Mais le hasard a fait, et je l’ai découvert par la suite, qu’il n’existe pas de documentation similaire de lui dans son atelier, avec une séance racontée du début à la fin. On possède des photographies qui s’en rapprochent pour ses peintures en extérieur, que ce soit sur le mur de Pise ou le mur de Berlin par exemple. Mais d’après la Fondation Haring, dans son atelier, c’est un cas unique.
Qu’est-ce qui vous a frappé dans son processus de travail ?
J’étais fasciné parce que j’étais avant tout un fan, en train d’assister en direct au travail de son idole. Mes photos sont extrêmement descriptives, presque répétitives parfois, parce qu’il y avait cette fascination de voir le tableau qui prend forme, étape par étape. Ce qui était vraiment surprenant, c’est qu’il travaillait en série. Au début de la séance, il commence par mettre au sol de grandes feuilles blanches, et à la fin de la séance il a une quinzaine de toiles. Sur la quinzaine de toiles au sol, il commence par faire le trait noir, puis il met du rouge, puis du vert sur toutes, etc… Il travaille l’ensemble et pas chaque toile l’une après l’autre. Ce qui est très différent de l’image romantique du peintre dans son atelier qui retoucherait pendant des mois…
Vous a-t-il expliqué ce qu’il faisait ?
On échangeait peu, parce qu’il était très concentré et que je savais que c’était un moment très particulier, je ne voulais pas le gâcher. Je lui parlais surtout entre deux actions, quand il changeait de couleur ou se déplaçait. L’une des choses qu’il m’a expliquées, c’est que dans cette série-là il essayait de reproduire le côté un peu brouillon du coloriage des enfants. C’est pour ça que certaines toiles peuvent donner l’impression d’une approximation dans le tracé des couleurs, alors que d’autres de la même époque sont extrêmement précises.
Il l’écrit dans son journal, il avait un rapport privilégié aux enfants…
Comme il était à la fois très accessible et fascinant, il attirait beaucoup de gens, y compris des très jeunes. Je n’étais pas le seul. Le soir du vernissage à Knokke-le-Zoute, un grand dîner était organisé, où le monde de l’art belge avait été invité. Les enfants avaient été installés dans la cuisine pour le dîner. Mais ça l’intéressait plus d’être avec nous à manger des frites, ce qu’il a fait, que d’être à la table avec les collectionneurs… Ce qui est paradoxal, c’est que je l’ai rencontré en 87, donc au fait de sa notoriété, et je ne l’ai quasiment pas perçue. Il maintenait un rapport très simple et très normal avec les gens.
Comment le décririez-vous humainement ?
Comme quelqu’un d’extrêmement généreux, on le voit dans son travail, dans ses engagements politiques. Il avait toujours les poches remplies de badges et d’objets qu’il distribuait à tour de bras. Il donnait de son temps à tout le monde, de la même façon qu’il donnait des autographes. La générosité est vraiment au cœur de sa manière d’être. La dernière fois que je l’ai vu, il m’avait d’ailleurs expliqué que cela devenait compliqué de donner des autographes aussi librement qu’il l’avait toujours fait, parce qu’il les retrouvait en vente aux enchères le mois suivant. Il se retrouvait dans la situation paradoxale de ne plus pouvoir aller dans le sens de son instinct, qui était de donner. Tristement, il n’a pas eu le temps de changer d’attitude.
Pouvez-vous revenir sur une photo en particulier ?
La dernière photo du livre, qui représente pour moi un souvenir très fort. C’est sa main en train de tracer une ligne. Même si c’est un gros plan, on reconnaît son trait immédiatement. Pour moi c’est très beau, parce qu’on est plongés à l’intérieur du geste même de la peinture. J’y retrouve cette fascination totale, qui était la mienne, de croire qu’il va se passer autre chose, qu’il survienne une forme tout à fait autre, et le tout sans esquisses préparatoires, sans brouillons, comme dans une écriture automatique. Son geste est à la fois très rapide et très sûr. Il peint à l’encre de Chine sur du papier, donc sans aucune correction possible. Il sait ce qu’il a à faire, et ne s’appuie que sur cette conscience-là.
Pourquoi avoir voulu faire un livre de ce moment ?
D’une part à cause de l’intérêt documentaire que j’ai mentionné. Et de manière plus intime, Keith Haring a eu un tel impact dans ma vie qu’il était important pour moi de le raconter. Ma relation avec lui a été déterminante dans mon évolution, sans doute comme photographe, mais surtout comme personne avec certaines valeurs. C’était un exemple, quelqu’un d’extrêmement moral et engagé. Et je le constate aux signatures, les gens sont encore avides d’anecdotes sur lui. Si son travail reste, est toujours aussi aimé, c’est que selon moi il est toujours à deux niveaux : une simplicité de la forme, mais une complexité du contenu. Au-delà de son côté très ludique et très facile, il existe un contenu très fort, et qui n’a pas vieilli, on le voit dans les expositions actuelles.
Propos recueillis par Sophie Pujas
A (re)découvrir sur Artistik Rezo :
– La rétrospective Keith Haring au musée d’Art moderne de la Ville de Paris
– Le 104 prolonge la rétrospective en présentant les œuvres grand format de l’artiste
Le site de Baptiste Lignel : otra-vista.com
Keith Haring studio, 30.10.88
Baptiste Lignel, Editions Alternatives
Prix : 15 euros
Portfolio. Tirage limité signé à quinze exemplaires (+ 5 E.A)
store.otra-vista.com/prints/55-keith-haring-portfolio.html
Deux tirages en édition limitée signée des portraits de Keith Haring :
Portrait au travail : store.otra-vista.com/prints/53-keith-haring-s-table.html
Vue du studio : store.otra-vista.com/prints/54-keith-s-studio.html
[Photos : courtesy Baptiste Lignel]
Articles liés
Découvrez le seul-en-scène “Florence 1990” à La Petite Croisée des Chemins
18 novembre 1990. Florence Arthaud arrive dans le port de Pointe-à-Pitre à la barre de son trimaran et remporte la Route du Rhum, première femme à s’imposer dans une course en solitaire. Adolescent, je suis alors fasciné par cette...
Bananagun dévoile leur nouveau single “With the Night” extrait de leur nouvel album à paraître
Bananagun, originaire de Melbourne, partage “With the Night”, extrait de leur deuxième album “Why is the Colour of the Sky ?”, dont la sortie est prévue le 8 novembre via Full Time Hobby. Ce single au piano reflète le...
“Nadia Léger. Une femme d’avant-garde” au Musée Maillol : une exposition à ne pas manquer !
Nadia Khodossievitch-Léger (1904-1982) a été une figure de l’art du XXe siècle. À travers plus de 150 œuvres, la rétrospective Nadia Léger. Une femme d’avant-garde retrace le parcours largement méconnu de cette femme d’exception, tout à la fois peintre prolifique, éditrice...