Afaina de Jong : virée entre art et architecture
L’architecte néerlandaise Afaina de Jong et son studio AFARAI travaillent sur les connexions entre les gens et les mouvements culturels traditionnellement peu représentés par l’architecture dans un contexte de villes en mutation où chacun a un rôle à jouer.
Tu as fondé ton agence d’architecture à Amsterdam en 2005, pourquoi ?
Je suis architecte mais j’ai toujours été inspirée par tant de choses. Mon père était aussi architecte et me disait que ceux-ci ne cherchaient qu’à bâtir des immeubles alors qu’ils devraient s’inspirer de l’art, la musique, la littérature… Je suis arrivée à l’architecture par le street art et mon intérêt pour la ville, les laissés-pour-compte et ceux qu’elle abandonne.
J’ai fondé mon agence d’architecture en 2005 après avoir travaillé dans deux agences. Au sein de ces grandes structures, je trouvais qu’il était difficile de travailler sur l’architecture et sur la ville comme je le souhaitais. Dans les années 2000, on construisait beaucoup, et j’étais moins attirée par les constructions à grande échelle.
J’étais intéressée par la façon dont nous interagissons avec la ville, je voulais explorer cela et pouvoir écrire, faire des recherches, du design, mais aussi créer des espaces et des évènements. Tout cela nous ramène à la façon dont nous voulons développer la ville en répondant aux besoins des gens.
Tu es d’Amsterdam, tu voyages beaucoup, sous quel angle observes-tu l’évolution des villes ?
Oui, j’y ai donc grandi dans les années 80-90. J’ai toujours été fascinée par la culture underground, le hip hop, le squatting… Tous ces mouvements rendaient la ville vivante et trépidante en la développant d’une manière différente que peut-être les architectes n’intègrent pas toujours dans leur travail.
En architecture, l’être humain est le point de départ. Pourtant, le thème de l’habitat dans le futur, par exemple, est souvent abordé et pensé par les architectes d’une manière trop abstraite, et la connexion à l’individu finit par se perdre.
C’est passionnant en effet d’étudier comment les gens vivent d’une ville et d’un pays à l’autre. Les différences, les spécificités apparaissent, mais aussi les similarités comme le phénomène de la gentrification qui impacte l’évolution de la culture dans les villes.
Tu viens de réaliser le projet Space of Other à la galerie Wozen à Lisbonne…
Le projet est exposé tout l’été. Ce mouvement de gentrification se développe dans la plupart des villes. Une pression apparait car certains sont poussés hors de leur quartier. On retrouve désormais partout le même genre d’architecture, de magasins et de bars à la mode reconnaissables de loin. Ils accueillent une minorité éduquée qui y a accès.
Peut-on créer un espace qui représente autre chose ? Nous explorons la relation entre espace et identité dans le contexte de la gentrification en créant des codes différents. L’intérêt, c’est que notre installation occupe un espace intime à l’intérieur de la galerie, mais aussi devant une grande vitrine. Elle est donc directement connectée à la rue et au public dans le même temps.
Au cours de l’été, des artistes et des personnalités sont invités à interagir avec cette proposition spatiale et à échanger sur des thématiques liées à la ville et à la gentrification.
Space of Other est le fruit d’une résidence chez Wozen, et une collaboration avec l’artiste Innavisions…
Oui, on a connu Wozen en y entrant il y a quelques années. Nous avons accroché avec la philosophie et l’énergie de la galerie. J’ai moi-même eu pendant cinq ans à Amsterdam un espace galerie appelé Ultra de la Rue. J’ai ainsi retrouvé chez Wozen l’indépendance et l’énergie que je cherchais moi-même à impulser dans les évènements et expositions à l’époque.
Quant à Innavisions, cela fait des années que nous travaillons ensemble, mais il s’occupait de l’identité visuelle, et moi de l’architecture. Puis en 2017, nous avons décidé d’entremêler graphisme et espace dans l’installation City of the Sun pour l’exposition Blueprint à Rotterdam, qui explorait un nouveau langage visuel et architectural.
Le sujet de cette proposition spatiale, c’est aussi l’identité ?
Oui. Pour Space of Other, on a exploré la question d’un espace normé et voulu réunir modernité et un sentiment de diversité. On voulait transporter le public dans un espace “autre”. Aborder la gentrification résonne à Lisbonne qui regroupe de nombreux mouvements underground.
Devant cette uniformisation et cette perte d’identité, on souhaitait trouver un langage en rupture, proposer une alternative.
On a utilisé une palette de noir, de blanc et de couleurs primaires. Notre démarche s’inscrit dans un esprit contemporain mais aussi dans une continuité à travers cet espace qui n’a pas succombé à l’uniformisation. Notre inspiration vient aussi de la diaspora des gens de couleur, et interroge qui nous sommes, nous tous qui nous déplaçons d’un endroit à l’autre.
City of the Sun établissait une connexion entre Rotterdam et Le Caire ?
L’installation City of the Sun a été réalisée en collaboration avec Innavisions et exposée à Ultra de la Rue, donc à Rotterdam en 2017. On a créé cet espace avec beaucoup de liberté et sans cahier des charges.
Notre travail graphique est inspiré de l’afro-futurisme, de la musique et d’Heliopolis, l’une des plus anciennes villes de l’Ancienne Égypte à présent devenue l’une des banlieues du Caire, pour faire écho avec la diversité foisonnante de villes comme Rotterdam. Pour moi, c’est une proposition architecturale, un objet spatial autonome, une sculpture.
Aborder l’architecture, l’art : intention de départ ou résultat ?
C’est une très bonne question. Consciemment, je ne pense pas faire une œuvre d’art car je ne fais pas partie de ce monde-là, mais de celui de l’architecture. Par contre, je trouve une liberté d’expression grâce à mes collaborations et à ces incursions dans le monde de l’art.
Concevoir des installations ou des sculptures me permet d’explorer plus facilement les formes et des idées comme l’identité. J’écris beaucoup et j’enseigne aussi. J’essaie de relier théorie et pratique, notamment en traversant les frontières entre les villes et les domaines artistiques.
Si tu ne te vois pas comme une artiste, à l’inverse ces projets impactent donc ta pratique architecturale ?
Grâce à ces expériences interdisciplinaires, je me sens en retour libérée et nourrie dans mon approche architecturale. Je pense que la liberté de l’artiste est inestimable, et elle est nécessaire pour avoir le sentiment de créer sans limite.
Un architecte est toujours limité par un tas de contraintes, un cahier de charges, les clients, ce dont je suis un peu dégagée ces temps-ci en travaillant sur des installations. Ma liberté d’expérimentation me permet d’amener mes projets plus loin.
De tes voyages, tu as tiré un livre sur la façon dont nous pouvons influer sur l’évolution des villes…
J’ai sorti mon livre en 2012 après sept ans de voyages et de photos. J’ai observé la façon dont les gens recréent ou changent leur environnement, parfois par de petits gestes.
Mais depuis, je pense que la question est plutôt de savoir comment les gens vont préserver leur culture s’ils ne font rien. Quelle culture allons-nous créer dans des villes où seuls vivent les plus aisés ?
Prenons Burnside Skate Park à Portland, dans l’Oregon. Cet espace situé sous une autoroute était gangréné par la drogue et la prostitution. Des skaters ont construit ce skatepark sans permission de la mairie et l’ont agrandi progressivement. Devenu la mecque mondiale du skate, ce lieu transformé en un espace convivial a reçu l’approbation de la ville a posteriori.
Par ces actions positives, les communautés ont le pouvoir de créer de nouvelles identités pour les villes.
À la même période à Amsterdam, on a monté l’exposition Contemporary Urban Graphics à la galerie Ultra de la Rue. Avec la crise, beaucoup d’immeubles du centre-ville étaient vides : on a programmé des événements dans l’un d’eux, comme cette exposition, et invité des artistes de New York et d’Amsterdam dont le travail était inspiré par la rue.
Ton prochain projet à Stockholm s’appuie sur la diversité dans la ville ?
On conçoit un pavillon-sculpture dans un jardin public pour l’été 2020 au Musée Grafikenshus des arts graphiques. Stockholm est très touchée par la gentrification et cet endroit est très contemporain et divers car plus de 60% des habitants sont issus de l’immigration.
On a fait des recherches, des ateliers, rencontré les gens du coin et on s’est demandé comment traduire cela en un lieu pour tous, afin de transcrire les souhaits des gens en un univers graphique, puis un espace qu’ils puissent s’approprier.
J’aime l’idée du pavillon car c’est public, et c’est un immeuble, mais pas immense, ce qui nous permet de conserver une certaine autonomie dans le déroulement du projet.
C’est excitant de proposer cette sculpture dans un espace public d’art contemporain. La plupart des espaces publics ne connectent pas aux gens de façon directe ou ne font pas appel à l’art de leur communauté. Ils représentent souvent une idée d’identité nationale.
Le rôle du studio AFARAI est de représenter ceux qui ne le sont traditionnellement pas, en trouvant une forme d’abstraction et une spécificité qui romp avec l’uniformité existante.
Propos recueillis par Dorothée Saillard
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