Abbaye de Beaulieu-en-Rouergue : l’art moderne dans un écrin du Moyen Âge
À Ginals, dans le Tarn-et-Garonne, l’Abbaye de Beaulieu-en-Rouergue a rouvert fin juin 2022 après une importante campagne de rénovation et d’aménagement qui a duré plus d’une année. Cette abbaye cistercienne et son église de style gothique méridional ont été sauvés de l’abandon par un couple de collectionneurs, Geneviève Bonnefoi (1921-2018) et Pierre Brache (1920-1999), qui y ont créé un centre d’art contemporain.
Gérée par le Centre des Monuments nationaux, l’Abbaye de Beaulieu-en Rouergue bénéficie d’un nouveau parcours muséal au sein du logis abbatial, édifié vers 1675 sur les fondations du bâtiment médiéval. Cet espace sur deux niveaux était jusqu’alors fermé au public. La scénographie est sobre en écho aux règles de vie des Cisterciens qui ont bâti cette abbaye à partir du XIIe siècle.
Un couple de mécènes
Ce sont dix-neuf salles thématiques dont cinq cabinets d’arts graphiques qui sont proposées à la visite avec l’ensemble du site (église, salle capitulaire, cellier, jardin de roses…). Les premières salles correspondent aux anciens salons des XVIIe et XVIIIe siècles dans lesquels ont été conservés le décor des gypseries et les cheminées. L’historique du monument et le mode de vie des moines cisterciens sont présentés. Une salle est consacrée à Geneviève Bonnefoi et Pierre Brache qui ont légué l’abbaye et leur importante collection d’œuvres avant-gardistes. Tous deux d’origine modeste ont connu une ascension sociale après la Seconde Guerre mondiale, en période de grand essor économique. Pierre Brache est un pupille de la Nation, après des études brillantes, il a une courte expérience dans la fonction publique et devient administrateur de sociétés. Geneviève Bonnefoi est née à Paris, elle a eu un père saltimbanque qui a joué dans des films de Tati et qu’elle a peu connu. Comme nombre de femmes de sa génération, elle a suivi des cours de sténodactylographie. Elle rencontre Pierre Brache en 1943. À partir des années 1950, elle devient une plume qui compte dans le milieu artistique en rédigeant des articles et aussi des monographies, des essais. En 1948, Geneviève Bonnefoi achète deux aquarelles d’Henri Michaux. Elle lisait le poète et découvre avec intérêt ses œuvres picturales – Geneviève Bonnefoi a écrit de nombreux textes sur Michaux, elle a réalisé un film et a même donné des titres à certaines de ses œuvres. Ce premier achat constitue le début d’une des plus importantes collections d’art moderne en France.
Dans l’effervescence intellectuelle et artistique de l’après-guerre, les époux Bonnefoi-Brache acquièrent les œuvres qui les séduisent sans arrière-pensée spéculative. Ils constituent une collection authentique devenue témoignage de la peinture des Trente Glorieuses. Les mécènes soutiennent des artistes émergents qui sont accessibles financièrement : Degottex, Wols, Hartung, Judit Reigl, Vasarely, Vieira da Silva… Une toile Otages de Fautrier provient de la série de portraits de fusillés peinte en secret pendant l’Occupation, désignée par Malraux comme la “première tentative pour décharner la douleur contemporaine.” Il indique que “l’art moderne est né le jour où l’idée de l’art et celle de la beauté se sont trouvées disjointes.” Dubuffet est très représenté – une salle lui est consacrée dans le nouveau parcours muséal comme pour Michaux et Hantaï. On découvre une personnalité pleine d’humour et très généreuse qui a offert des œuvres dont certaines ont été réalisées à l’intention du couple. Après le décès de l’artiste et selon ses volontés testamentaires, Pierre Brache intègre le conseil d’administration de la Fondation Dubuffet.
Coup de foudre pour l’Abbaye
En 1953, Geneviève Bonnefoi et Pierre Brache découvrent par hasard l’Abbaye de Beaulieu-en-Rouergue : “Ce fut un coup de foudre et en même temps un serrement de cœur. Cette abbaye fondée au XIIe siècle, bien que classée Monument historique depuis 1875, était tombée dans un état d’abandon pitoyable. L’église du XIIIe siècle, transformée en grange et en étable, était comblée de gravats pour permettre le passage des charrettes ; elle faisait songer à un navire naufragé.” Ils sont séduits par la modernité des lignes, l’harmonie des proportions de l’édifice, son esthétique dépouillée. Ils remarquent des motifs géométriques qu’ils rapprochent des œuvres de leur collection : “A notre grande surprise, les arcs carrés des six voûtes d’ogives de la salle capitulaire étaient couverts d’arabesques peintes en ocre et rouge qui forment une véritable écriture abstraite. Il y avait là une démonstration extraordinaire de cette liaison de l’art ancien et moderne qui nous a toujours tenu à cœur.”
Fin 1959, grâce à la vente d’une œuvre de Brâncusi, ils achètent l’abbaye. Une importante campagne de restauration débute en 1960, elle durera une dizaine d’années, elle a été financée par la vente d’une seconde sculpture de Brâncusi et le soutien de l’État. Geneviève Bonnefoi et Pierre Brache ont participé aux travaux jusqu’au curage de la rivière. En 1970, ils créent un centre d’art contemporain, ce qui est assez audacieux en pleine campagne, dans le vallon de la Seye. Ils vont promouvoir les artistes qu’ils aiment et défendent. Le couple se sépare mais décide de pérenniser la sauvegarde du site et leur projet artistique par une donation échelonnée au Centre des Monuments nationaux. Geneviève Bonnefoi garde l’usufruit de l’abbaye où elle s’installe à titre définitif. Elle y organise d’importantes expositions et développe aussi une programmation culturelle pour valoriser des artistes régionaux. Après son décès en 2018, c’est l’ensemble de la collection dont une partie avait été héritée de Pierre Brache qui est légué au Centre des Monuments nationaux.
La campagne de rénovation débutée en janvier 2021 a permis la découverte de décors du XVIIe siècle dont les peintures lacunaires ont été restaurées. L’étude de l’inventaire a révélé des œuvres non répertoriées : trois dessins-collages de Dubuffet, une toile de Viallat, des gouaches de Riopelle et Zao Wou-Ki. La collection Bonnefoi-Brache est constituée de plus de mille-trois-cents œuvres dont deux cent trois tableaux et près de cinq cents dessins. Il y a également des sculptures, des œuvres d’arts premiers et un riche fonds d’archives présenté en partie dans la Bibliothèque.
Cette restauration exemplaire et la proposition d’un parcours muséal sont dus à la volonté du Centre des Monuments nationaux qui poursuit ainsi l’action de Geneviève Bonnefoi et Pierre Brache qui ont fait de cette abbaye cistercienne l’écrin d’une importante collection d’art moderne. Ce choix permet de dynamiser l’attractivité d’un territoire. Comme le rappelle Benoît Grécourt, administrateur de l’Abbaye de Beaulieu-en-Rouergue, cette réouverture était très attendue par les habitants, ce sont des entreprises locales qui ont participé à la restauration avec beaucoup d’implication et de sérieux.
La collection propose des toiles intéressantes voire majeures qui représentent l’évolution artistique de peintres, leurs cheminements, une période cruciale de l’histoire de la peinture abstraite. Si désormais il est courant de croiser lieux patrimoniaux et art contemporain, Geneviève Bonnefoi et Pierre Brache ont été les pionniers d’une pratique alors inédite.
Fatma Alilate
Catalogue Un art subjectif ou la face cachée du monde La collection d’art moderne de l’Abbaye de Beaulieu-en-Rouergue sous la direction de Jérôme Delaplanche et par Laurent Alberti, Geneviève André-Acquier, Delphine Bière, Christian Briend, Déborah Couette, Benoît Decron, Jérôme Delaplanche, Benoît Grécourt, Sandrine Hyacinthe, Franck Leibovici, Emmanuel Moureau, Clotilde Roy, Pierre Wat : 256 pages, 200 illustrations – 42 €
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