A Enghien, le CDA rend hommage à Jeffrey Shaw, pionnier de l’art numérique
Pionnier des arts numériques, Jeffrey Shaw s’expose au Centre des arts (CDA) à Enghien-les-Bains. Retour sur une œuvre soucieuse d’articuler approche in situ, participation du spectateur et exploration des technologies contemporaines…
À l’entrée de la rétrospective Passé augmenté x Présent augmenté au Centre des arts à Enghien, un vélo d’appartement invite le visiteur à découvrir diverses villes. Sitôt juché sur l’engin, ce dernier peut déambuler dans Amsterdam, New York ou Karlsruhe. Sur l’écran qui défile devant lui toutefois, aucun passant, nul immeuble, ni rien qui ressemble au paysage familier des métropoles : les villes à parcourir sont des blocs de textes tridimensionnels générés par ordinateur, et se dévoilent à chaque coup de pédale comme autant d’ensembles à déchiffrer. Elles s’offrent ainsi comme une « topographie émotionnelle », inspirée à la fois de la psycho-géographie situationniste et de la Carte du tendre imaginée au 17e siècle par Madame de Scudéry.
Conçue en 1989 et adaptée au gré de diverses expositions, l’œuvre est emblématique des recherches artistiques menées par Jeffrey Shaw. Depuis les années 1960, l’artiste australien creuse le sillon du « cinéma étendu » (expanded cinema) et des interfaces numériques pour mieux explorer la manière dont l’être humain dialogue et interagit avec les dispositifs technologiques. « L’art se redéfinit continuellement en réponse aux transformations culturelles, explique-t-il dans le catalogue de l’exposition Passé augmenté x Présent augmenté. De nos jours, ces transformations sont très étroitement liées au rythme des développements technologiques, il est donc approprié que l’art s’adresse à la technologie au niveau le plus fondamental de ses discours esthétiques et conceptuels. »
Dès ses débuts à Amsterdam, l’artiste questionne les dispositifs de médiation des images – à commencer par l’écran de cinéma. « Toutes mes œuvres sont un discours, d’une manière ou d’une autre, avec l’image cinématographique et la possibilité de repousser les limites du cadre cinématographique – pour permettre à l’image d’éclater physiquement vers le spectateur, ou de permettre au spectateur d’entrer virtuellement dans l’image », explique t-il. Dans les années 1960, il fait d’abord sortir le cinéma de son cadre, et recourt pour ce faire à la fumée, à l’eau, au néon, à toutes sortes de formes fluides et de structures gonflables, devenues supports de projections d’une image en perpétuelle recomposition. Ces manières d’ « incarner physiquement l’immatériel » lui permettent d’engager le spectateur dans une expérience (forcément immersive) plutôt que dans un simple spectacle, à l’instar de ceux qui, à l’époque, mettent en question les rapports traditionnels de l’artiste et du public (en France, le GRAV explore aussi ce champ). Sur les rares photographies de ses premières œuvres, on voit le public totalement immergé dans ses dispositifs, généralement présentés dans l’espace urbain, en plein air. Bien avant l’apparition de l’art dit numérique, Jeffrey Shaw en explore déjà les champs les plus fertiles, à commencer par l’immersion et l’interaction, qu’il articule avec une attention portée au contexte de l’œuvre, dans une perspective résolument in situ.
En 1975, Viewpoint marque une nouvelle étape dans cette exploration. Présentée à la 9e biennale de Paris, cette cabine de visionnage permet de superposer diverses images d’actions « fictives » (un homme casse une fenêtre, ou fait son lit en pleine salle d’exposition) à l’espace réel. L’œuvre offre ainsi un exemple de réalité augmentée à l’époque où celle-ci n’existe pas encore. Tout comme The Golden Calf présenté à Enghien sur IPad, mais dont la première version remonte à… 1994 : en saisissant l’interface, le visiteur se découvre dans le reflet déformé d’un veau d’or modélisé. Qu’il bouge à droite, à gauche, se recule ou s’avance, et le reflet suivra fidèlement chacun de ses mouvements, au gré d’une chorégraphie qui a tout l’air d’être un rite dédié à l’idole.
Depuis lors, Jeffrey Shaw s’oriente progressivement vers des dispositifs panoramiques, qui permettent d’embrasser l’image dans toute l’étendue de l’espace environnant. Créé en 1993 au ZKM (Karlsruhe), où l’artiste a fondé en 1991 l’Institut de recherche des supports visuels, EVE se présente ainsi comme un dôme où sont projetées des images selon la direction du regard du spectateur. Plus récemment, à Hong Kong, Jeffrey Shaw a créé en collaboration avec Sarah Kenderline des panoramas immersifs, tels Place – Hampi (2006) et Pure Land (2012), qui offrent de saisissantes plongées dans divers sites du patrimoine mondial. Dans ces œuvres comme dans la plupart de ses créations, l’immersion s’abouche au mythe religieux et au texte littéraire. Outre The Legible city, qui décrit déjà la ville comme matière narrative, Passé augmenté x Présent augmenté présente ainsi La roue de poésie recombinatoire (2018) : inspirée de l’OuLiPo, cette installation interactive (originellement conçue pour un espace à 360°) propose aux visiteurs d’agencer selon leurs vœux les vers du poète singapourien Edwin Thumboo. De la même manière, Fall gain fall better, l’installation interactive présentée au premier étage, fait référence à Samuel Beckett.
Cette dimension « littéraire » de l’œuvre de Jeffrey Shaw est saillante à Enghien. C’est essentiellement par elle qu’on découvre un artiste rare en France malgré sa stature de pionnier. La rétrospective du CDA ne présente en effet aucune pièce in situ – faute d’un espace adapté sans doute. Exception faite de quelques œuvres emblématiques (The Legible city, The Golden Calf…), c’est surtout via un dispositif interactif connecté aux archives de son site Internet, et situé au premier étage de l’espace d’exposition, qu’on piochera pour découvrir les travaux de Jeffrey Shaw. La dimension fondamentalement située de son travail cède alors devant son caractère interactif, au risque de perdre un peu le spectateur dans le riche maelstrom de son œuvre…
Stéphanie Lemoine
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