Les Criminels – Ferdinand Bruckner – Théâtre de la Colline
Les histoires des uns et des autres se répondent d’étage en étage, d’appartement en appartement, toutes se déroulant par tranches de vie personnelle et sociale, en butte aux conditions matérielles difficiles et au climat idéologique délétère. On y voit au rez-de-chaussée un bar, puis plus haut un aristocrate en crise financière, un couple de jeunes intellectuels résignés à se séparer du bébé que porte Olga ; à un autre étage, un jeune homosexuel affronte son ami, tandis que sur le palier un chômeur séducteur invétéré trompe la cuisinière qui prétend être enceinte de lui.
Survivre est le fil mince et ténu autour duquel tous s’acharnent. La débrouille rôde. Pour certains elle consiste à gagner quatre sous ou juste une bagatelle amoureuse, pour d’autres elle tient de l’enrichissement massif ou de la grossière tromperie des sentiments. Mais elle est toujours d’ordre moral. Le compromis, petit ou grand, entraîne avec lui les malhonnêtetés, les trahisons, puis pour finir c’est un meurtre qui a lieu. Et l’enchainement pernicieux ne s’arrête pas là. Car la cohabitation de la défense de sa propre vie et du chantage permanent, que ce soit avec sa conscience personnelle ou son voisin, obligent à continuer toujours et encore dans le mensonge. Si bien que les soupçons porteront vers celui qui n’est pas coupable de crime mais qui a juste semé une charmante zizanie dans les cœurs, tandis que le couple qui roucoulait tendrement tuera son propre bébé.
Le théâtre de la justice
Le deuxième acte se déroule au tribunal et une formidable mascarade se met en route.
La scène qui était jusqu’alors occupée d’un plateau tournant se transforme en salle froide que chaque prévenu vient éclairer vainement de sa tentative d’expiation, de justification, de revanche ou de déclaration d’innocence. Les discours s’émaillent petit à petit de constats moqueurs puis d’une ironie féroce. Toute la question du droit et de la justice est alors escaladée. Ce ne sont plus les étages de l’immeuble que l’on grimpe, mais la hiérarchie des valeurs morales qui sont plus ou moins brandies ou foulées au pied, tantôt par ses représentants tantôt par les accusés. La responsabilité ou l’irresponsabilité dévale tous les paliers sociaux. Les quatre procès conduisent à des erreurs judiciaires jusqu’à la peine de mort et les débats sont faussés par les calculs individuels ou les combines de l’Etat. Enfin, le dernier acte nous ramène dans l’immeuble où quelques nouveaux occupants achèvent de détruire les esprits. La loi des plus forts sous ce régime corrompu triomphe sans surprises et les lâchetés vont de pair avec le pouvoir.
L’auteur Ferdinand Bruckner a connu un immense succès sous la République de Weimar et il a écrit cette pièce en 1928. Son propos aigu trouve dans l’appropriation de Richard Brunel une résonance d’actualité, la philosophie de la légalité demeurant au coeur des démocraties contemporaines. Les questions posées quant à l’essence du droit échappent au cloisonnement : le débat circule sans manichéisme, grâce à une machinerie très habile. Le dédale de l’immeuble nous ramène au puzzle complexe qui fait tenir une société. La mécanique judiciaire avec ses failles tragiques ou cocasses prend une forme scénographique ingénieuse qui sait emmener le spectateur dans le spectacle du théâtre autant que le spectacle du tribunal, dans un rythme soutenu, varié, coloré, creusé. On devient soi-même procureur, témoin ou spectateur du spectacle, jusqu’à tournoyer avec les comédiens dans ce jeu de la vérité qui donne lieu au jeu de la comédie. On finit par avoir l’impression de glisser sur la façade absente de l’immeuble, renvoyé par à ce tournis de l’occupation des lieux au mouvement de l’ascenseur socio-politique qui conduit au pouvoir ou à l’échafaud dans un joyeux grincement irrésistible.
Isabelle Bournat
Les Criminels
De Ferdinand Bruckner
Mise en scène de Richard Brunel
Avec Cécile Bournay, Angélique Clairand, Clément Clavel, Murielle Colvez, Claude Duparfait, François Font, Mathieu Genet, Marie Kauffmann, Martin Kipfer, Valérie Larroque, Sava Lolov, Claire Rappin, Laurence Roy, Thibault Vinçon avec la participation de Nicolas Hénault et Gilbert Morel
Du 8 février au 2 mars 2013
Du mercredi au samedi à 20h30
Le mardi à 19h30
Le dimanche à 15h30
Durée : 3h entracte compris
Tarifs : de 14 à 29 euros, tarif unique le mardi à 20 euros
Réservations par téléphone au 01.44.62.52.52
Théâtre de la Colline
15, rue Malte-Brun
75020 Paris
M° Gambetta
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