Le Gardien – Harold Pinter – Théâtre des Déchargeurs
Décharge de 1’000 volts ; les cœurs bondissent ! Ainsi, lorsque Aston supplie « Un peu d’air ! », on est bien tenté de répliquer « parle donc pour nous ! » Mais le fou-rire qui nous étreint bientôt joue le rôle de soupape.
Trois pôles isolés, trois personnages dans leur monde, tentent en vain d’établir un contact, de se connecter les uns aux autres et composent un trio infernal. Il s’agit de deux frères, Aston et Mike, et de leur hôte, Davies, un clochard. Des « plus » et des « moins », tour à tour dominants, dominés, des contraires qui s’opposent et s’attirent à la fois, pour une bonne mise sous tension dramatique. Alors que Davies recherche l’ambiance sécurisante d’un foyer, Aston tente de fuir ce confinement étouffant. Alors des étincelles surgissent. La foudre frappe, sans crier gare. Menaces, intimidations, violence physique. Autant le dire, ça détonne !
Car l’installation électrique de la maison de Mike et Aston n’est pas tout à fait au point. Entre pannes de lumière, de chauffage, le disjoncteur semble à bout. Les lumières qui passent du jaune, au vert et au bleu, grésillent et sautent, comme des feux d’artifice. Aston s’affaire, toute la pièce durant, sur un vieux grille pain qu’il tente de réparer, lui même qui sort de l’hôpital psychiatrique. Il y a subi un traitement aux ondes de chocs électriques ; une expérience traumatisante. A-t-il réellement « pété les plombs » ? Au final donc, l’électricité, cette énergie qui régit les rapports humains, est-elle bénéfique ou destructrice ? Une dualité, une ambiguïté caractéristique que cultive Pinter. « C’est une ambiguïté que nous partageons tous. Je préférerais qu’elle n’existe pas mais elle est au cœur de notre vie. » (interview Lawrence Kitchin, 1963), affirme-t-il à propos.
Le spectateur, déstabilisé, s’inquiète. Le mystère des forces obscures et rapports de force qui se trament demeure entier. Pourquoi les deux frères ont-ils besoin d’un gardien ? Sont-ils réellement frères d’ailleurs ? Si les amis de mes ennemis sont mes ennemis ou si les ennemis de mes ennemis sont mes amis , reste encore à déceler qui est « ami » et qui est « ennemi », face à des personnages aux identités et motivations troubles. Les frontières se brouillent, dans un monde qui apparaît tantôt absurde, tantôt logique et rationnel. Parfois, des tréfonds de l’obscurité, une étincelle, lueur d’espoir électrique, surgit. Mais si la lumière se fait un temps, c’est pour mieux nous replonger dans les ténèbres les plus complètes.
Les comédiens sont taillés pour leur rôle. Des personnalités entières, singulières, qui s’entrechoquent, instaurent un décalage comique. Par le jeu des corps, de la voix, du regard, chacun s’approprie, tour à tour, l’espace et le pouvoir à sa façon. Davies nous déchire les tympans de sa voix rauque et enrouée de clochard. Il nous nous désarçonne, et grâce à un rythme parfaitement maîtrisé, suscite l’hilarité. Mike use de sa grande taille, de son corps sportif et sa maîtrise du skateboard pour s’emparer du plateau. Et Aston affiche une présence si tranquille, s’impose si facilement, d’un seul regard, qu’il en deviendrait presque… le plus plus inquiétant des trois.
En ces temps de crise et de précarité sociale, la pièce rencontre une résonance particulière. Comment l’homme, tendu entre son animalité et son humanité, peut-il aider son prochain ? Une réelle fraternité est-elle envisageable ? Est-il rivé à sa solitude et à ses intérêts privés ?
Anne Voutey a réussi le pari de nous transporter dans ce monde pertinent, mélange de folie, angoisse et de fou-rire. Une expérience qui en vaut la peine !
Jeanne Rolland
Le Gardien
Mise en scène d’Anne Voutey
Avec Patrick Alaguératéguy, Jean-Philippe Marie et Jacques Roussy
Du 4 juin au 4 juillet 2013
Du mardi au jeudi à 19h30
Durée 1h20
Tarifs de 10 à 24€
Théâtre les Déchargeurs
3, rue des Déchargeurs
75001 Paris
M° Châtelet
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