Rencontre avec Swoon, une artiste engagée
Swoon, figure majeure de l’art urbain contemporain, est une artiste américaine qui parcourt le monde, faisant rayonner son art et ses engagements. Déjà présente dans de nombreuses institutions et collections privées, Fluctuart, nouveau centre d’art urbain parisien, accueillera la première étape de son exposition itinérante, Time Capsule.
La journaliste Kristin Farr a rencontré l’artiste pour le magazine Juxtapoz. Extraits.
Votre investissement pour comprendre les crises contemporaines témoigne d’un incroyable engagement. Qu’est-ce qui se profile avec votre fondation Heliotrope ? Les trois premiers projets sont très prometteurs…
En ce moment, Heliotrope se concentre sur la finalisation du travail en Haïti, pour que les maisons et structures qu’on a aidé à construire perdurent. Les techniques naturelles de construction demandent beaucoup de maintenance. Chacun de ces bâtiments associe des techniques anciennes à des technologies modernes et représentent ainsi une nouvelle proposition. Il s’agit de voir comment développer au mieux, au plus simple et le moins cher possible des techniques de maintenance que les gens pourront poursuivre eux-mêmes. Cette phase de travail montre à quel point la cohésion communautaire est essentielle à la réussite d’un projet. Il y a eu la première phase de secours, la phase de reconstruction, et maintenant, souvent invisible, la phase des derniers ajustements, s’assurer que tout soit en place de façon pérenne.
Je suis allée à Music Box à La Nouvelle-Orléans, et c’est l’un des endroits les plus magiques et authentiques que je n’ai jamais visités. Qu’est-ce qui vous a poussée à transformer une maison en un instrument de musique ? C’est maintenant devenu un lieu plein de cabanes musicales.
Je suis sans arrêt impressionnée par les gens de Music Box et ce qu’ils ont créé. Quand j’ai commencé à collaborer avec eux, je n’avais aucune idée de ce que ça allait devenir. New Orleans Airlift est une combinaison magique entre une communauté installée depuis longtemps et une ingéniosité effervescente, avec une profonde volonté de faire émerger des choses inattendues. Honnêtement, je n’ai jamais vu une chose pareille. Quand j’ai commencé à travailler avec eux, mon ami Jay (cofondateur d’Airlift) avait une maison qui allait être démolie après l’ouragan Katrina. Il m’a demandé si je voulais créer une installation, une sculpture qui s’incrusterait à l’intérieur et serait accessible depuis la rue. J’adore la street music et la culture populaire de La Nouvelle-Orléans. Sur les projets de radeaux, j’ai constamment essayé d’intégrer le performatif à mes structures mobiles, avec une interactivité musicale. C’est ainsi que j’ai procédé pour Airlift. Très tôt, le projet est vraiment devenu leur projet phare, qui s’est développé depuis.
Pouvez-vous développer cette idée de foyers, de logements, à la fois symboliquement et physiquement ? Ces notions semblent être présentes dans tous les aspects de votre travail.
Vous savez, c’est très drôle mais mon premier court métrage, qui dure 2 minutes 30, commence et finit par une maison qui se divise. La maison est vraiment le cœur de tout ce qui se passe dans le film, et d’une certaine manière cela représente le cœur du psyché. J’ai commencé le film parce que j’ai eu besoin d’une pause dans ces projets de construction, et me voici finalement de retour à cette image centrale de foyer. Je ne m’en étais même pas vraiment rendu compte avant que vous ne m’en parliez. La première fois que j’ai construit un radeau, je me suis rappelée avoir été submergée par le sentiment que mes amis et moi avions réalisé quelque chose de fondamentalement humain. Je me suis ensuite intéressée à l’histoire des bateaux et j’ai découvert que la peau des premiers canoës datait d’avant l’ère moderne. Cela signifie donc que notre relation aux bateaux est aussi vieille que nous, tout comme notre relation aux abris.
La peinture est l’une des premières formes d’art humaines, mais notre relation aux foyers est encore plus vieille et profondément enracinée. Je me trouve moi-même à revenir sans cesse vers cette notion, envisageant le foyer comme un temple, un endroit abrité, parfois comme des symboles personnels de liberté et d’anarchie, parfois comme des symboles porteurs d’histoires, de secrets…
Et tellement de souvenirs naissent dans un foyer… J’ai noté que la notion d’ombre semble elle aussi importante dans vos installations, et je me demandais comment vous l’envisagiez, comment vous y réfléchissiez, à la fois visuellement et aussi avec la notion “d’ombre de soi”.
L’ombre en soi est un fil conducteur pour moi. J’ai beaucoup questionné la notion de conscience récemment, je me suis moi-même demandé quelle part de nous, en tant qu’individus, nous sommes capables de réellement connaître. En explorant cela, je me suis rendu compte que beaucoup de choses étaient enfouies en nous, qui guident nos vies sans que l’on en soit vraiment conscient. Plus une chose est enfouie, plus elle a un impact sur notre façon de voir les choses. Ces dernières années, j’ai déterré de très vieilles douleurs et peurs cachées ; je me suis rendu compte après les avoir extériorisées et acceptées que je cherchais beaucoup moins le conflit et le chaos avec les gens autour de moi. Le fait d’accepter la part d’ombre que l’on a en soi peut avoir de grandes conséquences, et pas juste sur le plan personnel. Il suffit de regarder tous les dommages faits à notre société par les politiques conservateurs qui tentent de contrôler les autres plutôt que de faire face à leur part d’ombre. Cette part d’ombre est un terrain très intéressant pour les artistes, du fait de sa nature subconsciente. L’art peut nous aider à mieux nous comprendre et nous connaître.
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Quel rôle joue le street art aujourd’hui, comparé à l’époque où vous commenciez à investir les rues, il y a 20 ans ?
Il y a clairement eu un grand changement dans la définition du street art. Lorsque j’ai commencé, il s’agissait d’interventions illégales et furtives qui s’apparentaient à de la rébellion, à une volonté de repousser les limites de la ville. C’était un moyen de s’approprier l’espace public, c’était juste une créativité sauvage, débridée, soumise aux éléments. La définition a lentement évolué pour caractériser de grands projets muraux, généralement exécutés légalement avec des budgets et des nacelles mis à disposition, qui s’ancrent souvent dans une démarche de transformation d’un quartier. Je dirais que les deux sont assez différentes. Lorsqu’elles sont réalisées dans de bonnes conditions, j’aime ces deux manières de faire mais je pense assurément que le changement ne s’est pas fait de façon claire et précise.
La Swimming Cities of Serenissima a ouvert de nouvelles perspectives sur ce que pourrait être l’art contemporain. Avec le recul, quel regard portez-vous sur les projets de radeaux et comment la philosophie que vous aviez développée à cette époque influence vos projets futurs ?
Le premier projet qui découla directement de ceux des radeaux fut le travail de reconstruction en Haïti. Ça ne paraît peut-être pas si évident au premier abord mais avec les radeaux, mes amis et moi déplacions des montagnes, nous faisions les trucs les plus improbables. On évitait plein de paperasse, récoltant de l’argent à partir de rien et affrontant toutes sortes de situations terrifiantes. Je me souviens m’être dit, si on réussit à mener à bien cette flottille, on peut aussi le faire dans un contexte de besoin réel, en cas de désastre par exemple : nous avons vraiment développé un bagage de compétences très spécifique. L’aspect performatif des radeaux a directement mené à l’architecture de la Music Box. Les années radeaux ont impacté toute la communauté d’artistes impliquée. C’était un de ces projets qui n’auraient jamais vu le jour sans les gens créatifs, talentueux et travailleurs qui se sont unis. Il y a plein d’autres projets, du film de Todd Chandler Flood Tide jusqu’au groupe de musique Dark Dark Dark, des voyages en bateau en Inde jusqu’à la rivière Klamath, de Camp Tipsy à San Francisco, qui résultent de ces projets de radeaux.
C’est sympa d’entendre parler de ces fils conducteurs qui tissent tous ces projets entre eux. Puisque vous avez toujours utilisé vos réseaux pour déclencher un changement social, comment vivez-vous le désordre politique actuel ? Comment continuez-vous d’approcher le monde avec amour et empathie en ces temps alarmants ?
Dès le début, j’ai réalisé qu’en faisant de l’art qui interagit avec le monde, il en découle une force inhérente qui appelle au changement. Tu commences alors à te demander quel genre de changement tu aimerais qu’il soit. Cependant, je me laisse une grande place pour faire “de l’art pour l’art” car je pense que la liberté singulière de cet acte peut être radicale à part entière.
À l’heure qu’il est, les limites de ma compassion sont clairement mises au défi. Mon processus implique beaucoup de méditation, de faire le point sur mon ressenti intérieur afin de les comprendre, avant de les extérioriser. Ce travail sur moi me permet de connaître assez mes sentiments intérieurs pour être sûre que la colère que j’exprime est le fruit de sentiments positifs, comme l’amour, plutôt qu’une colère qui alimente quelque chose de plus toxique.
[…]
Avez-vous vécu une histoire de connexion particulière à travers votre travail récemment ?
J’ai vécu l’une des connexions les plus touchantes lorsque j’ai partagé mon histoire personnelle et que j’ai travaillé grâce à l’art et l’écriture, autour du traumatisme de grandir avec des parents dépendants. Les gens m’ont beaucoup émue et m’ont fait réaliser que ma profession, dont j’avais longtemps rêvé, était en fait ma manière de transmettre mon histoire.
Des gens sont venus à ma rencontre et m’ont remerciée d’avoir partagé mon expérience, qui a fait écho à certains événements de leur propre vie, jusqu’alors enfouis par le phénomène de dissociation traumatique. Dans ces moments-là, je me sens proche de ces gens et suis ravie de pouvoir les aider à mon tour aujourd’hui. C’est vraiment magique.
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