“Pré-histoires” : les sculptures de Farida Le Suavé exposées à la galerie Maria Lund
Temps mythologiques et emprunts à diverses civilisations de l’histoire humaine ont formé et marqué les sculptures en céramique de Farida Le Suavé. L’artiste appartient à son temps tout en le dépassant. Archaïsme et contemporanéité sont étroitement enlacées dans ses œuvres riches, toute en suggestions à l’équilibre fragile. Il y a dans ses formes un écho humain indéniable ; elles sont langoureuses, désireuses, adroites et maladroites, tragiques, drôles, sensuelles et parfois en souffrance. Si les orifices peuvent introduire une ambiguïté par leur référence à l’objet-contenant, l’artiste s’en empare et la détourne en insufflant aux œuvres une respiration.
La couleur de la terre est celle de la peau – blanche, rouge, noire… leur texture est lisse, soyeuse telle un derme. Sur la surface de certaines pièces ondulent ornements, signes et symboles dessinés au crayon de couleur – tel des tatouages. On y lit paysages, rythmes et incantations. Les dessins, rébus et énigmes sur papier que créée Farida Le Suavé depuis l’enfance trouvent ici un terrain nouveau. Ils font peau avec ses œuvres en volume comme les peintures rupestres de nos ancêtres font corps avec les parois du monde sous-terrain qui les porte.
Panser
Elora Weill-Engerer
Ici, la panse est affaissée, la lèvre lâche et l’ensemble renversé sur le sol comme une babine échauffée de toutes les paroles débitées. Là, les pieds sont des pattes, soutenant une masse galbée et fertile prête à s’animer. C’est l’occasion de rappeler la dimension éminemment charnelle du vocabulaire associé à la poterie (col, cul, ventre, épaule), et c’est en même temps une manière d’indiquer la présence mystique qui se loge dans la céramique de Farida Le Suavé. Cet objet qui a servi, qui a accouché, qui s’est déversé de son contenu, laisse un vide que seule la pensée peut combler. Bien qu’elle conserve la mémoire de récipients pluriséculaires déployés dans le pourtour méditerranéen (jarres, amphores, dolia, cratères), sa forme n’obéit qu’à la seule autorité des mains et du souffle organique : quelques boursouflures indiquent qu’une chose s’agite à l’intérieur.
On sait qu’il est courant, dans la pratique de l’ornement, d’indiquer la fonction de l’objet par une forme précise et par l’inscription de multiples détails sur sa surface : des contenants consacrés à la libation ou à la conservation du vin, de l’huile ou du lait n’auront donc pas le même aspect. Chez Farida Le Suavé, ce constat prend une dimension organique : se sent physiquement ce qui est perçu visuellement. Ces céramiques gravides façonnent après avoir été façonnées – crée-t-on pour que cette création (ou créature) agisse sur soi ? Elles reçoivent l’effet de leur fonction en miroir, comme si elles se transformaient matériellement sous l’action de ce pour quoi elles ont été créées. Leur anthropomorphisme s’en trouve accru, puisque leur est prêté un regard empathique, celui qu’on porte naturellement sur tout ce qui semble doué d’affects. D’autant que la texture lisse et douce des terres fines utilisées par l’artiste et leurs teintes allant du brun foncé au beige clair rapprochent la surface de celle de la peau. Et la place de la couleur n’excepte pas celle du dessin. Pour Farida Le Suavé, la céramique est une extension de la pratique du dessin, dont la ligne apparaît de deux manières : d’abord, dans les motifs d’arabesques ou de signes berbères et coptes, tracés au crayon comme des tatouages sur ces volumes montés au colombin ; ensuite, par la ligne même de la forme, découpée à vif dans les brisures des tessons.
Aussi la céramique de Farida Le Suavé, remet-elle en considération le rapport de l’ornemental au non ornemental comme étant celui de l’inutile au nécessaire, de l’enveloppe à la structure. Dans la pensée coloniale et progressiste, l’ornement est l’apanage des peuples sans écriture. Situé du côté de la séduction et du féminin, il ne doit pas être confondu avec le sujet dont la fonction essentielle est de produire du sens. La récurrence du motif qui définit l’ornement serait la marque de l’artisan, non pas celle de l’artiste. Sa visée serait d’être décorative, c’est-à-dire de convenir (decere), ou, littéralement, en venir au même point que ce qui constitue le principal sujet. Contre cette pensée platonicienne qui dénonce la parure comme étant vulgaire, inutile et superficielle, éloignée du beau, le travail de Farida Le Suavé place l’ornement du côté du langage universel et magique. Il ne désigne pas la parure au sens de « décoration » mais au sens plus lointain de protection, qui « pare » l’individu contre le mauvais sort. Il en va donc de l’ornement comme d’un signe qui survit, qui permet de raccrocher l’informe au réel et de l’ancrer dans un récit.
[Source : communiqué de presse]
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