Pour une esthétique de l’art urbain – par Jean-Luc Chalumeau
La révélation est ainsi résumée par Julien Bordier dans L’Express du 13 février : « L’art urbain a désormais sa place dans les galeries, les musées, les salles de ventes et sur les façades monumentales. Un comble pour une pratique jamais à l’abri d’une garde à vue… » Les commentateurs ne manquent pas d’évoquer les pionniers, comme Cornbread qui bombait les murs de Philadelphie en 1967 ou Ernest Pignon-Ernest dont les premiers pochoirs datent de 1966. Mais, précise ce dernier, « ma démarche ne se résume pas à mettre des œuvres dans la rue, ce que je propose ce sont les lieux eux-mêmes… ».
L’Atlas est le seul artiste urbain présent dans les deux expositions à la fois : je retiens donc sa démarche à titre d’exemple du mouvement qui émerge irrésistiblement sous nos yeux, et je note d’abord qu’il est né en 1978. Il appartient à la même génération que Banksy, C215, Dran, Ludo, Rero, Shepard Fairey, Swoon, Cycle, Dise et tant d’autres, tous nés dans les années 70. Voilà qui rejette parmi les anciens un Jérôme Mesnager, qui s’entretint longuement avec moi sur une des radios libres nées par la volonté de François Mitterrand en 1982, c’est-à-dire à un moment où L’Atlas n’avait que quatre ans ! Mesnager venait d’inventer son fameux homme blanc à partir de son propre corps, peint en blanc et offert à la vue des voyageurs des trains de banlieue depuis le bord des voies. Je me souviens de sa ferveur communicative, quand il m’annonçait que son homme blanc ferait le tour du monde, et c’est effectivement ce qui est arrivé. Ceux qui marchent aujourd’hui sur ses traces vont plus loin encore et étonnent par la variété de leurs innovations. L’Atlas est l’un des rares de la nouvelle génération à ne pas se situer dans la représentation : il évoque l’écriture à partir de formes inspirées du Koufi. Ses labyrinhes calligraphiques sont soumis à l’érosion du temps sur les murs des villes, mais ils peuvent aussi être traités à la laque et aérosol sur toile.
Comme les autres artistes urbains, L’Atlas réalise des objets esthétiques qui sont dans le monde, et comme les autres, il invente un monde : celui de l’objet esthétique.
Il faudrait s’interroger sur la manière particulière dont l’objet esthétique de l’art urbain apparaît comme une figure privilégiée sur un fonds d’objets usuels auxquels il est intimement lié, mais dont il se sépare radicalement. Les travaux de l’art urbain sont des objets esthétiques qui exercent un impérialisme souverain : ils irréalisent le réel en l’esthétisant. Comment cela est-il possible ?
Il faudrait encore réfléchir sur le fait que le nouvel objet esthétique en train d’apparaître dans le champ de l’art ne s’adresse ni à la volonté pour l’avertir, ni à l’intelligence pour l’instruire : il montre. Et s’il s’inspire évidemment du réel, c’est pour se mesurer à lui (l’art urbain est très impliqué dans la critique politique, sociale et économique), non pour le refaire. En signifiant, l’art urbain n’est pas au service du monde, il est au principe d’un monde qui lui est propre. Or ce monde aujourd’hui nous fascine (il suffit de lire les témoignages du livre d’or du musée de la Poste pour s’en rendre compte). Depuis Jean Baudrillard, qui fut un visionnaire en la matière, il semble que l’art urbain n’a pas encore beaucoup intéressé ceux qui font profession de penser l’esthétique. Il serait peut-être temps ?
Jean-Luc Chalumeau
Critique et théoricien de l’art, l’auteur a dirigé, de 1981 à 1995, la revue Opus international. Il est actuellement directeur de la revue Verso Arts et Lettres et professeur d’histoire de l’art contemporain à l’ICART. Son dernier livre paru : Chefs d’oeuvre méconnus des musées de France (éd. du Chêne).
A découvrir sur Artistik Rezo :
– L’interview de L’Atlas, réalisée par Sophie Pujas (décembre 2012)
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