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Le laid et l’art : dans les yeux de l’observateur ?

30 janvier 2015
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Le laid et l’art : dans les yeux de l’observateur ?

Le 30 janvier 2015
 

Le 30 janvier 2015

La question de la beauté et de la laideur dans l’art n’est absolument pas nouvelle. Depuis le temps des Grecs anciens, les philosophes et les artistes ont débattu ces idées à travers l’étude des esthétiques, un domaine d’enquête philosophique qui a été central dans la philosophie académique depuis l’Antiquité. Cependant, nombreux sont ceux qui déplorent, aujourd’hui, l’apparent déclin de la « beauté » dans l’art, revendiquant que la laideur, qui fut un jour l’anathème des artistes et des observateurs, a été étreinte sans réserve par le monde de l’art moderne et contemporain.

L’art « laid » n’est pourtant pas une innovation du XXe siècle. Il existe depuis bien longtemps et malgré le fait qu’il a souvent été en marge du monde des beaux-arts, des artistes aussi divers que Goya, Rodin et Rouault ont embrassé l’aspect le plus laid de la vie dans leurs créations artistiques. Pourtant, comment pouvons-nous évaluer en toute certitude la « laideur » d’une œuvre, eu égard à la bien connue nature subjective de la beauté ? C’est surement, comme le dit le vieux dicton anglais, que la poubelle d’un homme est le trésor d’un autre. Et une œuvre d’art devrait-elle être « laide », ou l’art laid est-il nécessairement privé de tout succès, avec une contradiction même dans les termes ? Finalement, avec des critères esthétiques en constant changement et un dialogue en cours autour de la fonction de l’art dans la société, quel est le statut de l’art « laid » dans le marché d’aujourd’hui ?

Les philosophes de l’esthétique ont tenté pendant longtemps de répondre à la première de ces questions. Les premières tentatives, exercées par des penseurs occidentaux, de définir la beauté et son contraire, la laideur, d’une façon systématique, viennent des Grecs anciens, avec notamment le strict classement des critères d’Aristote pour les artistes de son époque.

Depuis le XVIIe siècle jusqu’au début du XXe siècle, l’interrogation sur la façon de définir et de caractériser la beauté et la laideur incombaient aux philosophes anglais et allemands, avec des disciples de l’école analytique de l’esthétique tels que Henry Holmes, Lord Kames, William Hogarth et Edmund Burkehoped, qui ont tenté de qualifier la beauté et de définir les qualités précises qui font la beauté d’une œuvre, la laideur étant généralement considérée comme un simple échec en réponse à ces standards. Hogarth, par exemple, a exposé six critères pour la beauté dans l’art, incluant des concepts tels que « la convenance des parties de certains dessins », « l’uniformité, la régularité ou la symétrie » et « la simplicité ou la distinction ».

Malgré tant d’efforts pour déterminer les qualités insaisissables de la beauté et de la laideur et, bien sûr, d’éviter l’épouvantable « laideur », il est évident que les standards esthétiques et les notions de beauté et de laideur ont grandement évolué au fil du temps. En effet, en une seule décennie les perceptions de la beauté peuvent être radicalement altérées. L’Angleterre victorienne (1832-1901), par exemple, a rejeté la sculpture africaine, l’accusant d’être « laide », tandis que l’époque édouardienne (1901-1910) a vu éclater le succès de ces œuvres. Enfin, un rapide tour d’horizon de la mode, dont l’évolution est rapide, suffit à démontrer que d’apparentes vérités éternelles au sujet de la beauté et de la laideur peuvent en réalité changer totalement du jour au lendemain. Les notions de beauté et de laideur sont plus pertinentes en tant qu’objets d’un débat de société. La laideur ou la beauté d’une œuvre d’art donnée, d’un objet, d’un bâtiment ou d’une personne est inextricablement liée à son contexte social, culturel ou politique. Et ces contextes changent, tout comme les idées de laideur ou de beauté. Dans le monde de l’art, les nouveaux standards actuels, tels que les vêtements du sujet d’un portrait, la palette de couleurs ou la technique picturale et même le choix de dépeindre une idylle rurale contre un paysage industriel, peuvent définir un travail comme laid ou beau.

Y a-t-il du bon dans la « laideur » ?

Cependant, même si l’on concède qu’il est difficile de définir des critères clairs pour la beauté comme pour la laideur, les œuvres d’art peuvent bien sûr être belles ou laides — si l’on se place dans un contexte donné. De la Renaissance jusqu’à l’arrivée du modernisme, les philosophes ont largement considéré la beauté comme étant l’apanage de l’art et la laideur comme un échec malheureux dans l’entreprise de l’artiste. Selon l’écrivain anglais et grand avocat de L’art pour l’art, Oscar Wilde, « l’esthétique est avant tout la recherche de signes de beauté. C’est la science du Beau, grâce à laquelle les hommes recherchent une corrélation entre tous les arts. C’est, plus précisément, la recherche du secret de la vie. ». L’écrivain ajoute encore qu’« en embellissant l’aspect extérieur de la vie, on embellit son aspect intérieur ». Ainsi, l’impératif de passer la « laideur » sous silence, au profit des sujets beaux, n’était pas seulement une question d’esthétique, mais aussi un engagement moral. Même au cours du XXe siècle, certains revendiquaient que les œuvres « laides » ne pouvaient pas procurer « une expérience esthétique totalement satisfaisante » (selon les propres mots du philosophe Jérôme Stolnitz).

Néanmoins, les XIXe et XXe siècles ont permis le développement de nombreuses innovations dans la production artistique et pas seulement là où les méthodes de production ont été révolutionnées, avec l’invention de l’appareil photo Canon et les tubes de peintures souples, mais aussi dans les attitudes envers les représentations du « laid » dans l’art. Au XIXe siècle, les écrivains ainsi que les artistes ont détournés leur attention des sujets « nobles », communément associés à l’art élevé, pour se concentrer sur le côté plus sombre et plus sordide de l’existence humaine. Des peintres tels que Van Gogh ont exploré la noirceur psychologique des sujets représentés. Il a ainsi produit des images dérangeantes exprimant sa propre tourmente intérieure, introduisant par là un nouveau vocabulaire pictural fondé sur une touche dynamique et une palette aux couleurs excessives, alors que les voyages de son ami et contemporain, Paul Gauguin, à travers la Martinique et Tahiti, l’ont exposé à une forme d’art plus «primitive », en le conduisant à un style radicalement nouveau qui incorporait les éléments des travaux qu’il avait aperçus, afin de produire des peintures plus distinctivement modernes. Bien que les artistes du XIXe siècle aient indubitablement posé les premières pierres à l’édifice, pour les générations suivantes, le tournant du XXe  siècle a marqué un point de jointure pour leurs successeurs et a déclenché un changement radical au sein des préceptes centraux des beaux-arts, avec des mouvements tels que le cubisme, le surréalisme, le dadaïsme et l’expressionnisme abstrait, en rejetant un grand nombre de ceux de l’orthodoxie.

Nouveau siècle, nouvelle attitude ?

La perception de la laideur est peut-être l’une des raisons principales pour une telle divergence de la part de ces artistes. Les déformations, les représentations abstraites et cubistes de la figure féminine chez Picasso par exemple, étaient bien loin des nus sereins dont le public de l’époque était familier. Si l’on compare le chef-d’œuvre de Botticelli, La naissance de Vénus (1486), qui pour beaucoup représente le summum de la beauté en peinture, avec un Nu couché de Picasso, comme celui de 1969, les différences sont frappantes. Dans le premier, la figure nue prend place dans un décor idyllique, son corps lumineux semble réel et son visage symétrique affiche une expression sereine, tandis que dans le second, la figure d’une couleur bleu-gris fantomatique, composée de blocs et des formes circulaires, présente un visage en forme de gobelet géométrique qui semble être perçu de profil et de face. Vraisemblance, proportions équilibrées et harmonie figurant parmi les critères de beauté les plus souvent cités pour une œuvre d’art, il est facile d’imaginer qu’un Nu couché de Picasso, ses Demoiselles d’Avignon, ou sa Femme qui pleure aient pu être décrits comme « laids » et « déformés » par les critiques de l’époque. De même, les futuristes ou leurs homologues britanniques du Vorticisme proposaient la célébration des paysages industrialisés — dont le Brooklyn Bridge (1919) de Joseph Stella —, ou des représentations déformées du corps humain, que l’on retrouve dans l’œuvre manifeste d’Umberto Boccioni, Formes uniques de la continuité dans l’espace, créant leurs œuvres dans le but qu’elles soient considérées comme « laides ».

Alors que de telles œuvres avaient, sans aucun doute, le dessein de transgresser les frontières de l’acceptable et d’explorer de nouvelles régions de l’expression artistique, elles ne se donnaient sans doute pas, pour la plupart, la recherche du laid pour but ultime. Les visages, les corps tordus et disproportionnés sont, par exemple, nés du désir de faire voler en éclats les contraintes liées à l’expression artistique. Cependant, des artistes comme Marcel Duchamp, proposant sa célèbreFountain (1917) à la Société des Artistes Indépendants — un urinoir acheté en boutique —, ou Andy Warhol, dont les Brillo Boxes ou les boîtes de soupe Campbell ont suscité l’outrage des spectateurs, semblent assumer une expulsion plus délibérée de la « beauté » dans leurs œuvres. Le critique Arthur Danto, a inventé le terme « kalliphobie », étymologiquement la peur ou la haine de la beauté, pour décrire ces artistes qui se sont entichés de la banalité, du médiocre, de l’ennuyeux et surtout, du laid. Au fil du siècle, de plus en plus de sujets tabous ont été abordés par les artistes, et avec la popularité bourgeonnante de l’art brut et de l’art primitif, pour lesquels Jean-Michel Basquiat et ses pairs ont été de véritables moteurs, les styles de représentation se sont faits de moins en moins conventionnels. La fin du XXe siècle et le début du XXIe siècle ont été relativement florissants pour l’art laid, représenté notamment par les œuvres très appréciées de Jenny Saville, dont l’illustration viscérale de sujets obèses — y compris elle-même — emprunte à une palette de vert et de jaune suggérant la chaire pourrissante. De la même manière, Le lit défait de Tracey Emin a défrayé la chronique pour sa représentation à la fois honnête et brutale du sordide lit de l’artiste : une représentation sans fard, qui conjugue bouteilles de vodka et sous-vêtements sales.

La laideur dans l’art du passé

Si les XXe et XXIe siècles semblent bien se démarquer par l’avènement des kalliphobes, nous ne saurons oublier la riche histoire de la laideur à travers l’art occidental. Au fil de l’histoire, les artistes ont créé des œuvres laides pour de nombreuses raisons. Le peintre romantique espagnol Francisco de Goya, par exemple, a produit nombre d’œuvres dont les thèmes, les sujets et le style étaient troublants ou déplaisants, en raison du lien étroit qu’ils entretiennent avec la laideur. Celle-ci a servi le discours du peintre lorsque ce dernier soutenait une déclaration politique, ce dont leTres de Mayo est peut-être le meilleur exemple, tout comme elle a pu accompagner un simple constat sur la mortalité humaine, imprégnant l’atmosphère de ses Deux Vieillards mangeant de la soupe. Dans de tels tableaux, la palette lugubre de Goya, sa touche expressive et exacerbée sans oublier ses visages grotesques prêtent à ses représentations un caractère macabre et dérangeant, une « laideur » qui était, sans doute, pleinement voulue par l’artiste. Face aux Peintures Noires de Goya, une série de travaux exécutés pendant les dernières années de sa vie, dont sont issues Deux Vieillards mangeant de la soupe ainsi que la très célèbre Saturne dévorant son enfant, on ne peut pas s’empêcher de partager la révulsion du peintre vieillissant pour la maladie, la pauvreté, la folie et la mort qu’il dépeint. Le pouvoir expressif des images peut être amplifié par leur esthétique désagréable. Dès la Renaissance, on voit des exemples de réalisations dont la laideur délibérée ne peut passer inaperçue. Par exemple, le Retable d’Issenheim, œuvre du peintre allemand Matthias Grünewald exécutée pour le monastère de Saint-Antoine, présente une Crucifixion où le Christ n’est qu’une figure jaunissante et émaciée, avec des mains contorsionnées, du sang coulant de ses blessures et le corps couvert de douloureuses plaies. Les moines de Saint-Antoine étaient spécialisés dans le traitement des souffrances liées à la peste ainsi qu’à d’autres maladies de peau ; ainsi les images du Christ couvert de plaies trouvaient-elles indubitablement une résonance particulière auprès de ces derniers et des visiteurs du monastère. L’œuvre leur montrait que le Christ avait partagé leurs souffrances et en retour, leur permettait de ressentir une forte empathie pour la Passion du Christ. Même pour des observateurs modernes, c’est une image surprenante qui souligne l’horreur et la brutalité de la Crucifixion.

Bien que l’art « laid » ne soit certainement pas un nouveau venu sur la scène artistique, la laideur est désormais acceptée plus qu’elle ne l’a jamais été auparavant. Selon certains, elle est même souhaitée dans de nombreuses propositions artistiques. Mais, bien que l’art contemporain ne soit que très rarement rejeté par la critique sous prétexte d’être « laid », comment de telles œuvres parviennent-elles à rivaliser avec leurs homologues plus plaisantes, dans le domaine du marché de l’art ? Au premier abord, il semblerait que ce qui aurait été jugé « laid » il y a un temps, obtient aujourd’hui des résultats plus que satisfaisants lors des ventes aux enchères. Parmi les artistes qui ont eu le plus de succès aux enchères en 2014, on retrouve l’artiste suisse Giacometti, dont les figures disproportionnées rendues rugueuses, les bronzes érodés et la gestuelle travaillée lourdement, confèrent à ses œuvres un caractère brut et cru qui les aurait autrefois, inévitablement, classées comme « laides ».  De la même manière, le peintre anglais Francis Bacon, dont les peintures sont « laides » à bien d’autres égards, enferme ses figures déformées dans des décors sombres et claustrophobiques. Parmi les lots dont les prix se sont envolés aux enchères, on trouve également la Nature morte à la nappe à carreaux de Juan Gris, qui a atteint le montant incroyable de 76.1 M€. Elle représente un inextricable réseau de lignes et de formes qui se croisent, le tout ressemblant à un visage humain déformé par la douleur ou la peur. Bien que ces œuvres « laides » aient occupé une place centrale sur la scène du marché de l’art, certaines œuvres plus traditionnelles ont également atteint des prix élevés, à l’image des toiles de Monet ou de Turner.

La place de l’art laid sur le marché de l’art

Mais que nous dit l’apparent succès de ces œuvres au sujet de la perception de la « laideur » dans l’art d’aujourd’hui ? Et que peut-on dire du futur de l’art « laid » ? Dans le monde de l’art actuel, critiquer une œuvre pour son aspect trop « laid » risquerait d’être jugé peu sophistiqué. Mais cette acceptation de la laideur dans l’art est-elle le produit d’un réel changement dans les préférences ou simplement un jeu à grande échelle des nouveaux habits de l’Empereur, dans lequel personne ne risquerait de se faire passer pour un philistin ? Le rôle de l’art a changé de façon radicale au cours de l’histoire et il n’est pas difficile de voir pourquoi, même en mettant à part les caractéristiques décoratives, les belles œuvres étaient considérées comme les plus désirables. Les œuvres religieuses avaient pour fonction de glorifier les saints, les figures religieuses et les scènes sacrées traditionnelles. Elles avaient pour but d’inspirer la dévotion chez leurs observateurs. Par conséquent, elles se devaient de faire ressortir la beauté dans leurs sujets. À l’inverse, il serait vain pour des portraits commandés par des figures puissantes d’user de flatteries irréalistes dans une tentative de rendre hommage au commanditaire. Mais de nos jours, les artistes n’étant plus des esclaves de l’Église ou de riches mécènes, les forces qui gouvernent le monde de l’art et dictent le goût ont inévitablement évolué. Elles seraient plus vraisemblablement dirigées par le marché et les acheteurs fortunés. Des fortunes provenant de Chine et du Moyen-Orient se déversant dans le marché de l’art, il semble probable que les tendances artistiques varient de concert avec les goûts de ces puissants acheteurs. En tout cas, il semblerait que, pour le moment, le laid dans l’art ne soit pas prêt de disparaître.

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