L’art Post-Internet surfe sur la vague
L’art Post-Internet surfe sur la vague Le 1er mai 2014 |
Le 1er mai 2014
Nous vivons en 2014 dans ce que nous pourrions appeler un monde Post-Internet. Non pas parce qu’Internet aurait vécu puis disparu ; plutôt parce qu’Internet est apparu et évolue. Avec l’apparition du Wi-Fi, des smartphones, des réseaux sociaux, la frontière entre ce qui est en ligne et hors-ligne est en train de progressivement s’éroder... Les communautés croissent et s’épanouissent dans des espaces où l’observateur devient lui-même acteur. Une nouvelle génération d’artistes, qui incarne et définit cet « état d’esprit Internet », se penche sur cet élément constitutif de notre vie quotidienne, créant la structure — peut-être pérenne — d’un réel mouvement artistique. À l’occasion de la parution du 150e numéro d’AMA, il nous semble important de ne pas nous pencher uniquement sur l’avenir, mais aussi sur ce qui forme et construit le présent. Totalement intégrée à ce réseau de contributeurs de la nouvelle culture du réseau, la génération 2.0 crée l’art le plus « contemporain » de l’art contemporain — l’art Post-Internet. Vers une définition de l’art Post-Internet Le courant « Post-Internet » se distingue du mouvement « Net Art », apparu au croisement des années 1990 et 2000. Le « Net Art » a été la première exploration majeure des nouvelles technologies en ligne. Alors que ce genre a gagné une reconnaissance globale, il était limité par ses conditions même d’existence — exclusivement sur les réseaux — et par son traitement d’Internet en tant qu’entité purement distincte de la réalité. Notre conception du « réseau » a évolué, s’est nuancée et les œuvres n’appartiennent plus à des catégories aussi figées que « numérique » ou « physique ». Le terme de Post-Internet ne renvoie évidemment pas à un temps qui serait postérieur à l’ère Internet, mais insinue qu’Internet est devenu une réalité intrinsèquement liée à nos vies. Dans une série d’essais publiés sur son blog entre 2009 et 2010, l’artiste et critique Gene McHugh décrit le changement de perception d’Internet comme « la disparition de la nouveauté laissant place à la banalité ». L’art Post-Internet peut se manifester au travers de sculptures, vidéos, peintures, fichiers GIF, sites web, et toute une déclinaison de formats numériques. Sa vraie identité est son point de départ, celui d’une culture de la connectivité accrue, de la saturation de l’information et de l’intangibilité de l’espace dans lequel nous passons de plus en plus de temps. La distinction entre le Net Art et l’art Post-Internet semble assez similaire à celle entre l’art moderne et postmoderne. Alors que le modernisme existe toujours en tant que concept, le terme Postmodernisme est utilisé afin de qualifier ce qui est apparu en conséquence. Le Postmodernisme construit son identité par rapport aux théories fondamentales de l’art moderne, aux valeurs esthétiques établies par les artistes modernes, mais en les adaptant et en les développant à l’aune d’une nouvelle époque et de ses problématiques. Ainsi, dans une même veine, l’art Post-Internet s’inspire d’idées et de concepts du Net Art — notamment dans les idées de diffusion de l’image et de nature interactive du monde connecté — ; mais il ne se limite pas à une simple reprise. En outre, dans l’art Post-Internet, les principes directeurs de l’art conceptuel de Duchamp entrent également en jeu, dans l’idée où les questions métaphysiques prévalent sur le choix formel de transmission de l’idée. L’image Post-Internet devient objet. Gene McHugh rappelle l’idée simple que « même si l’artiste ne partage pas l’œuvre en ligne, elle sera un jour diffusée sur Internet ». Les images aujourd’hui sont objectivées, financiarisées, répétées, réappropriées. À l’ère du reblogging, l’image est devenue un bien que l’on peut acquérir et stocker aux côtés d’autres biens — même si on ne peut jamais réellement la posséder. Une œuvre d’art physique, qu’elle soit exposée dans une galerie, un musée ou une collection privée, est vouée à être photographiée et son image incessamment échangée. Sa représentation devient ainsi nécessairement publique. L’artiste Artie Vierkant considère ce phénomène comme « la conception alternative de l’objet culturel ». Il a publié en 2010 The Image Object Post-Internet, un essai qui est devenu une référence afin de donner un contour au mouvement Post-Internet, et qui dresse des parallèles fréquents avec le conceptualisme. Selon lui, la promulgation d’idées prend actuellement le pas sur la matière physique, particulièrement quand tout l’art devient réduit à cet état d’imagerie disséminée. De la même manière, les idées traditionnelles de paternité sont érodées, en accord avec le statut de l’art comme « objet social ». L’art Post-Internet est, selon ses dires, « intrinsèquement influencé par une paternité [de l’œuvre] ubiquiste, par l’attention en tant que monnaie, par l’effondrement de l’espace physique dans la culture en réseau, par la reproductibilité infinie et la mutabilité des fichiers numériques ». C’est peut-être ce dernier aspect qui est le plus important — l’aspect social. L’idée de communauté est innée à la génération « Post-Internet », et les œuvres de ce courant sont créées avec une réelle conscience collective. Les médias interactifs sont de plus en plus prisés par les artistes, afin que le public devienne lui-même une partie de l’œuvre — sans passer par la bureaucratie complexe qu’impliquent les galeries et les institutions. Plusieurs décennies avant la création d’Internet, Marcel Broodthaers déclarait : « la définition de l’activité artistique survient d’abord, dans le domaine de la distribution ». Les œuvres actuelles sont de plus en plus créées avec l’idée de dispersion, dans le sens où les artistes Post-Internet ont parfaitement conscience du fait que le concept d’« objet original » a été presque totalement dépassé avec Internet. Ils réalisent en un sens le rêve de Marcel Broodthaers. Les artistes après l’ère Internet Que ce soit en ligne ou hors ligne, la génération d’artistes Post-Internet est de plus en plus reconnue. Le Ullens Center for Contemporary Art (UCCA) de Pékin présente actuellement une rétrospective du mouvement, simplement intitulée « Art Post-Internet » — jusqu’au 11 mai 2014. Le communiqué de presse de l’exposition rappelle le fait que « la caractéristique la plus profonde que sous-tend la culture contemporaine actuelle […] pourrait bien être l’omniprésence d’Internet ». Sont présentés à cette occasion des artistes tels que Oliver Laric, Marisa Olson ou Cory Arcangel. Alors que les essais de McHugh et de Vierkant ont apporté les premiers outils de compréhension de l’art Post-Internet parmi les curateurs et critiques informés, il est à espérer que cette exposition favorisera aussi bien une plus grande prise de conscience du mouvement que les germes d’un dialogue auprès du grand public. Cory Arcangel, dont les œuvres sont visibles à Pékin, est sous doute l’artiste le plus populaire du genre. Une exposition monographique lui a été dédié au Whitney Museum en 2011 — il avait à peine 33 ans. Elle l’a adoubé auprès du grand public américain. Son dessein est de dévoiler les lacunes de la technologie par la technologie elle-même, en manipulant des « tropes numériques » souvent avec humour. Les œuvres de Cory Arcangel témoignent d’une fascination pour les jeux vidéos rétro — il a présenté au Whitney une large installation vidéo représentant six projections de jeux de bowling — et cette obsession est toute aussi symptomatique que sa remise en cause de la technologie. « J’ai trouvé que la répétition de l’échec de l’humain en 3D était en quelque sorte une métaphore révélatrice de l’étrange fascination de notre culture pour la technologie », a-t-il écrit dans le propos curatorial de l’exposition. D’une manière similaire, Ed Atkins s’attache à montrer les lacunes de la vidéo en l’exposant. Dans un entretien accordé à AMA en février, il avait déclaré : « Un centre d’intérêt fondamental pour moi est le devenir des objets qui incarnaient, avant, le “film” — une bande, un morceau de celluloïd, etc. Ils ont disparu pour des entités que l’on ne peut pas tenir dans nos mains : le streaming et des fichiers qui restent dans nos disques durs jusqu’à ce qu’on les détruise avec un bruit de bruissement de papier. C’est la relative dématérialisation de tout ça qui m’intéresse : d’un côté, on veut créer la réalité au cinéma, de l’autre, l’objet qui crée cette réalité est de moins en moins réel ». La prépondérance de l’objet physique dans la société ne cesse de décroître, et cet objet physique apparaît aujourd’hui plutôt comme un support. Cependant, plutôt que de se lamenter à ce propos, les artistes Post-Internet explorent les possibilités offertes par cette révolution. Jon Rafman utilise Google Street View pour son projet 9-Eyes, au travers duquel il étudie le rôle des images en ligne. Selon lui, les caméras à 360° de Google ont créé un nouveau monde, virtuel, mais qui est pourtant également un réel document historique, offrant une vision non biaisée de la réalité. Jon Rafman a passé des heures à naviguer sur Internet afin de trouver ces instants tragiques, merveilleux, surréels ou simplement beaux, capturés par les caméras de Google. Dans un essai, Rafman explique : « Je conçois que cette manière de photographier crée un corpus culturel comme un autre, un espace structurant et structuré dont les codes et le sens peuvent être construits ou déchiffrés par l’artiste et/ou le curateur. » Rafman cherche à exposer le double standard de la technologie, qui facilite la connectivité et le partage, mais en même temps peut apparaître « insensible » ou « indifférent ». La série de captures d’écrans 9-Eyes est très populaire sur Tumblr et a également été exposée dans de nombreuses expositions —, dont l’actuelle exposition à l’UCCA. C’est l’imagerie religieuse qui a d’abord attiré l’artiste australien Oliver Laric, parce que de manière similaire, sa paternité se dilue dans sa structure. Sa série « Versions » explore la hiérarchie des images considérées autant dans leur dimensions historique que contemporaine. Pour « Versions », il a produit une série de sculptures modelées comme des icônes de la cathédrale St. Martin à Utrecht, endommagée pendant la Réforme. Chaque modèle est identique en termes de dimensions et de forme, mais les variations de couleurs explorent la multiplicité de représentation qui a conduit à l’iconoclasme et à la destruction des images. En dépit de cela, Oliver Laric est un fervent partisan de l’accessibilité des images : il a supporté le projet « The 3D Scanning » au Collection Museum de Lincoln, au Royaume-Uni — qui a permis de proposer en ligne des reproductions des collections du musée libres de droits. Il a d’ailleurs reçu le prix annuel de la Contemporary Art Society en 2012 pour ce projet, qui était vu comme précurseur en son genre pour les institutions britanniques. Vendre l’art Post-Internet Le passage de l’art en ligne à l’objet — qui différencie l’art Post-Internet du Net Art — a permis de faire entrer ce mouvement sur le marché. Cependant, dans sa définition pure, l’art Post-Internet existe encore en majorité dans un format dématérialisé qui crée de nouveaux enjeux de monstration et d’apposition de valeur. Il faut être à la fois courageux et visionnaire pour propager ce mouvement et le rendre intelligible à la majorité des collectionneurs. Marc Spiegler, directeur d’Art Basel, a ainsi déclaré à The Art Newspaper en 2013 qu’un degré supérieur de matérialité ne pourrait pas nuire au mouvement : « l’art numérique remplace les atomes et les molécules par des octets et des bits. Il n’y a jamais eu un véritable marché pour l’art purement numérique, mais maintenant que cet art se formalise, il peut avoir un impact plus fort à l’avenir ». Cet article coïncidait avec la tenue d’Art Basel Miami, qui voyait une percée de l’art numérique présenté sur les stands de la foire. Peu avant, le 10 octobre 2013, Phillips a organisé la première vente aux enchères consacrée uniquement à l’art numérique, en collaboration avec Tumblr et Paddle8. Nommée « Paddles On ! », cette vacation était également la première menée par Phillips exclusivement dédiée au premier marché. Les artistes en ventes avaient souvent été découverts sur Internet à l’instar de Petra Cortright ou Molly Soda. La vente réunissait des œuvres vendues sur écran et de véritables objets, chaque lot ayant un format de vente relatif à son médium. D’ailleurs, le fait d’en acquérir était souvent synonyme d’obtention d’une clé USB, accompagnée d’un certificat d’authenticité — certains artistes ont parfois créé des vitrines pour accompagner ces objets. La vente d’un site web élaboré par Rafael Rozendaal oblige son acquéreur à renouveler le nom du domaine et à laisser le site public. Dans ce cas, il est clair que les collectionneurs achètent une nouvelle forme d’art public — où acquisition et donation deviennent synonymes. La vente a totalisé un chiffre d’affaires de 90.600 $, et a vu 80 % des lots trouver un acquéreur. Cependant, sa signification réelle se trouve au-delà des chiffres. La vente « Paddles ON ! » a donné naissance à une nouvelle conception de la propriété — puisque les enchérisseurs ne faisaient pas qu’acheter, mais aidaient et promouvaient le travail des artistes. Dans le cas de la vente d’un site Internet, comme ce fut le cas pour Rozendaal, la page apparaît avec le nom du collectionneur dans la barre de recherche, mais l’œuvre demeure publique — une nouvelle forme de mécénat ? Dans la même veine que la mode récente pour le crowfunding — utilisé par maints acteurs de Marina Abramovic à la National Portrait Gallery —, ce fait marque le dépassement de la logique objet-propriétaire. Peut-être est-il possible de voir ce nouveau moyen d’acquisition comme une antithèse de la logique actuelle d’investissement qui alimente l’explosion des prix de l’art. Megan Newcome, directrice de la stratégie numérique de Phillips a déclaré à AMA : « Si une nouvelle frange de collectionneurs émerge de ce nouveau courant qu’est l’art Post-Internet ? Bien sûr ! Peut-être est-ce du fait de la concentration croissante des richesses au sein des élites technologiques, ou peut-être parce que les jeunes collectionneurs achètent les œuvres des artistes de leur génération — c’est ce qui est “contemporain” pour eux. » C’est ici que réside l’essence d’une nouvelle manière de collectionner, celle d’une jeune génération qui peine parfois à se souvenir de ce qu’était le monde avant Internet. Le partage et la pensée collective sont assez naturels pour ces collectionneurs émergents — et ils peuvent se permettre d’acheter ces œuvres. La vacation « Paddles ON ! » a souvent été comparée à la vente Damien Hirst organisée par Sotheby’s en 2008, en terme d’impact sur le marché. Cependant, l’importance de la vente de Phillips est minimisée par l’énorme chiffre d’affaires de la vente Hirst — 198 M$. Pourtant, les faibles adjudications — de 800 à 16.000 $ — font que l’art Post-Internet est accessible à tous les collectionneurs. Selon Megan Newcome, « 80 % des acheteurs de la vente étaient de nouveaux clients de Phillips, ce qui tend à prouver que les collectionneurs d’art Post-Internet sont plus jeunes et moins expérimentés ». De manière évidente, on peut questionner la signification d’une exposition ou d’une vente physique pour les artistes d’un mouvement tant ancré dans la dématérialisation. La réponse se trouve dans les propos de Marc Spiegler : le mouvement peut avoir un impact plus prononcé dans un « environnement réel ». Ce qu’a prouvé la vente de Phillips, c’est que dès lors que l’art Post-Internet parvient à s’ancrer dans le réel, il répond aux critères traditionnels du fait de collectionner. À une époque où les maisons de ventes investissent toujours plus d’argent dans les ventes dématérialisées, l’art numérique doit démontrer qu’il peut devenir un véritable mouvement au sein du monde de l’art, et doit dont peut-être se plier à certaines conventions. C’est le parti pris de Megan Newcome, qui pense que les germes de ce mouvement ont un très fort potentiel : « il va être intéressant de voir comment le buzz créé autour de l’art Post-Internet va se transformer pour devenir un marché mature. Pour le secteur des enchères, il est très rare d’avoir l’opportunité d’ouvrir un nouveau département — cela arrive environ tous les 30 ou 40 ans ». L’exercice consistant à définir un mouvement en formation a toujours été une tâche délicate. Peut-être la meilleure interprétation de ce mouvement est-elle cette définition qu’en donne Gene McHugh : « the art world art about the Internet » (littéralement « l’art du monde de l’art à propos d’Internet »). Maintenant que le virtuel et le physique sont étroitement imbriqués, l’art Post-Internet apparait comme une tentative de lier les pratiques traditionnelles de l’art au paradigme Internet. Selon Lindsay Howard, commissaire d’exposition et seconde organisatrice de la vente « Paddles ON ! », dans une interview pour Complex : « nous devrions tous supporter notre génération d’artistes, car cette génération est c’est celle qui a le plus de sens pour nous, celle qui nous aide le mieux à comprendre comme se construit notre propre culture ». La seconde vente « Paddles ON ! » aura lieu cette année en juin à Londres, simultanément avec les ventes d’art contemporain et d’après-guerre. Le monde de l’art regardera avec intérêt si le plus « contemporain des arts contemporains » aura la capacité de pénétrer le marché. Après qu’Internet a remodelé la réalité, c’est que ce qui arrive aujourd’hui qui importe le plus. Art Media Agency (AMA) [Visuel : Oliver Laric, Versions, 2012, Vidéo numérique en couleur, son/ Digital video, color, sound. Courtesy de l’artiste et Tanya Leighton Gallery, Berlin, Seventeen Gallery, London ] |
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