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L’art brut sous le feu des projecteurs

10 octobre 2014
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L’art brut sous le feu des projecteurs

Le 10 octobre 2014

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Non, l’art brut n’est pas que « l’art des fous » ! Presque 70 ans après l’invention du terme par Jean Dubuffet, les clichés ont la vie dure. À côté des créations associées aux asiles psychiatriques – étudiées dès les années 1920 par le docteur Hans Prinzhorn – se rangent celles de « l’homme du commun » comme l’appelle Dubuffet – celui en dehors des circuits artistiques –et l’art médiumnique.

Tous les créateurs bruts sont poussés par une nécessité intime, par une pulsion vitale sans autre but que de produire pour eux-mêmes : ce sont des artistes solitaires. Peut-être aussi pour soulager des souffrances psychologiques, pour garder un lien avec le monde réel ou organiser leur monde intérieur. Ils n’ont pas l’ambition de présenter à quiconque ce travail – il arrivait à Aaltje Dammer, par exemple, de déchirer ses dessins à la fin d’une journée en disant : « Bon débarras, c’est assez grave comme ça ! » – et encore moins de le vendre.

C’est ainsi qu’il n’est pas rare de découvrir ou d’avoir accès à une production gigantesque après la mort des auteurs, que ce soit pour la mascotte du marché Henry Darger (ses dessins ont été découverts dans son appartement suite à son décès) ou pour l’Américain Jon Serl qui a toujours refusé de vendre une de ses 1.200 œuvres. À chaque fois également, on plonge dans des histoires étonnantes, de véritables récits de vie qui donnent une autre dimension, touchant par là notre sensibilité romantique. Mais on accepte de se laisser emporter par cet aspect seulement après avoir été capté par les créations.

Tous les spécialistes ne sont pas d’accord pour donner une même définition à cette production, et beaucoup de termes foisonnent pour décrire un corpus d’œuvres aux frontières poreuses : art singulier, hors-les-normes, Outsider art, Neuve invention, Folk Art…

Alors, pourquoi l’art brut a-t-il tant le vent en poupe ces dernières années ? Effet de mode ou révélation d’une production qui a évolué parallèlement à l’Histoire de l’art officielle ? Il est en effet important de rappeler que les Surréalistes se sont particulièrement intéressés à ces créateurs en prise directe avec l’inconscient : André Breton avait rencontré Augustin Lesage et Paul Eluard fait découvrir en 1944 à Picasso des sculptures d’Auguste Forestier. Les mentalités ont bien sûr évolué et notre regard est certainement mâture aujourd’hui pour accepter l’art brut dans le champ de l’art tout court. D’un point de vue formel, il est vrai qu’il est possible d’établir des familiarités avec l’art contemporain grâce à des artistes comme Dan Miller, Josef Hofer ou Justine Python. L’époque aussi nous pousse vers ces auteurs qui ne cherchent pas à justifier leurs créations par un discours hermétique ni ne sont portés par un marché qui dicte la valeur artistique d’une œuvre par le nombre de zéros. « Cela nous parle de la mort, de la Création, du cosmos », analyse le collectionneur Bruno Decharme. « Ces artistes d’un genre particulier nous parlent de nos mystères, de nos interrogations fondamentales et c’est pour cela que l’art brut nous fascine. Il est proche de nous, parle de l’intime et nous excite au plus haut point comme un code secret ! »

L’art brut en avant-scène
L’engouement pour de l’art brut ne se limite plus au milieu feutré des collectionneurs et des cénacles institutionnels. Si reconnaissance il y a, elle se détermine en grande partie par le relais dont il fait l’objet dans tous les cercles de l’art, musées, foires, médias, biennales et galeries, y compris par ceux qui opèrent dans les sphères de l’art contemporain . Cette question de leur coexistence frontalière ne faisant d’ailleurs pas toujours l’unanimité des acteurs. Mais la défense de l’art brut peut compter sur le dynamisme de l’écosystème des collectionneurs et des galeristes comme La Maison Rouge, Bruno Decharme et sa collection riche de plus 3.500 pièces ou encore Christian Berst qui ouvre un nouvel espace le 30 octobre dans le Lower East Side de New York sous la direction de Phillip March Jones.

La FIAC, Drawing Now, la Frieze et même la dernière Biennale de Venise lui ont consacré une part assumée de leur programmation. L’Outsider Art Fair, célèbre foire créée à New York en 1993, a même pris ses quartiers parisiens pour la première fois lors de la FIAC 2013 et compte bien rééditer son succès cette année encore. En 2014, Art Paris Art Fair accueillait une trentaine d’auteurs d’art brut représentés par trois galeries : Christian Berst, J.-P. Ritsch-Fisch et la galerie Toxic, cette dernière ayant pourtant décidé de mêler artistes contemporains et auteurs d’art brut. « Le meilleur service que l’on puisse rendre à cet art, c’est justement de le réinscrire et de lui offrir la place qu’il mérite au sein même des temples de la culture », explique Christian Berst. « L’art brut est essentiel dans la compréhension des mécanismes de la création et de la définition même de l’art. »

D’ailleurs, la première Biennale de Lausanne — qui est davantage un rendez-vous destiné à mettre en valeur la collection du musée qu’une biennale à proprement parler — s’est déroulée du 8 novembre 2013 au 27 avril 2014. Elle proposait une série d’expositions thématiques art brut avec une sélection de 260 œuvres réalisées par 42 auteurs, parmi lesquels Fausto Badari, Willem van Genk, Motooka Hidenori, George Widener et Curzio di Giovanni pour promouvoir et accroître la connaissance de l’important fonds de la Collection. Le thème choisi ? « Véhicules ». Selon sa commissaire, Anic Zanzi, contactée par Art Média Agency : « Si la création est une manière de s’évader, le thème des véhicules symbolise tout particulièrement cette aspiration à la liberté. Ceci est encore plus probant pour les auteurs d’art brut, dont certains sont contraints à l’immobilité, car ils vivent dans la claustration. »

Bien sûr, l’incontournable Collection de l’art brut de Lausanne, inaugurée en 1976 grâce à la donation Jean Dubuffet ne cesse de se développer, en particulier grâce aux donations et à ses collaborations internationales pour atteindre aujourd’hui un fonds de plus de 60.000 œuvres réalisées par de 1.000 auteurs. Mais les autres initiatives muséales ne sont pas en reste. En 2011, le LaM (Lille métropole musée d’art moderne, d’art contemporain et d’art brut) à Villeneuve-d’Ascq, dans le Nord, s’offrait une aile complète pour accueillir la collection de l’Aracine — collection d’art brut fondée en 1982 par Madeleine Lommel, sa directrice jusqu’en 2009 — et une exposition en l’honneur de Adolf Wölfli. La collection qui comprend plus de 3.500 œuvres est régulièrement enrichie par des dons et des acquisitions. Grâce à un système de rotation tous les quatre mois, 400 œuvres sont présentées en permanence au public, qui peut y découvrir les travaux d’Aloïse Corbaz, Fleury Joseph Crépin, Henry Darger, Auguste Forestier, l’Abbé Fouré, Madge Gill, Jules Leclercq, Augustin Lesage, Michel Nedjar, André Robillard, Willem Van Genk, Josué Virgili, Adolf Wölfli, Carlo Zinelli…

Le 1er juin 2014, c’est au tour de l’Oliva Creative Factory, situé à Sao Joao de Madeira (près de Porto, Portugal) d’ouvrir un musée consacré à l’art brut au premier étage de ce complexe culturel. Et c’est la première fois que l’art brut est exposé de manière permanente dans ce pays. Sur 600 m2 sont présentées des œuvres de 70 créateurs d’Art Brut — Adolf Wölfli, Carlo Zinelli, Janko Domsic, Oskar Voll, Evaristo, Anna Zemankova, Joachim Gironella, James Edward Deeds, Edmund Monsiel, Augustin Lesage ou Alexandre Lobanov — ou plus contemporains — Josef Hofer, Lubos Plny, Eugene von Bruenchenhein, Harald Stoffers, Albert Moser. Cette exposition permanente, intitulée « Art Brut : Breaking the Boundaries », a été rendue possible grâce aux collections de Richard Treger et Antonio Saint Silvester, deux artistes qui ont collectionné l’art des marges, brut et vaudou depuis près de quarante ans.

« Aujourd’hui, l’histoire de l’art brut est totalement acceptée, avec des collections muséales », explique Martine Lusardy, directrice de la Halle Saint Pierre, le musée parisien d’art brut et singulier ouvert en 1995. « C’est important de réaliser que l’art brut n’aurait pas existé au départ s’il n’y avait pas eu l’intérêt premier des artistes. Car les premières grandes collections d’art brut ont été constituées par les artistes eux-mêmes : Dubuffet, la Fabuloserie par Alain Boubonnais, etc. Or, l’artiste a sa propre création, mais il peut aussi être collectionneur. C’est le préalable pour comprendre l’art brut. »

Cependant, certaines institutions muséales comme la Halle Saint Pierre ont fait le choix de ne pas constituer de collections permanentes. « C’est la volonté de la Halle Saint Pierre de ne pas avoir de collection propre, elle sert de vitrine. Chaque collection raconte sa propre histoire. La préoccupation de la Halle est de s’intéresser à l’art brut sous tous ses aspects, son histoire, son héritage, son futur », explique Martine Lusardy lors d’un entretien avec Art Media Agency.

Valeur d’une œoeuvre vs prix d’un marché ?
Le phénomène ne laisse pas les maisons de ventes aux enchères indifférentes, bien que l’art brut fasse encore bien souvent l’objet de vacations mixtes, en particulier couplées avec des ventes d’art contemporain. Pionnière en la matière, Tajan fut la première maison à organiser une vente thématique dédiée à l’art brut et à l’art naïf en mars 2010, avant de réitérer l’aventure le 5 décembre 2012 et plus récemment le 10 avril 2014. De son côté, la maison Cornette de Saint Cyr organisait en mars 2013 une vente mixte pour la troisième édition de ses Florilèges. Répartie entre les ventes d’art contemporain parties I et II, cette sélection d’art brut réunissait pour la première fois en vente publique plusieurs grands auteurs : Henry Darger, Augustin Lesage, Martin Ramirez, Scottie Wilson, Carlo Zinelli… C’est d’ailleurs une œuvre sur papier de Martin Ramirez qui a réalisé l’enchère la plus élevée à 211.621 EUR (170.000 EUR hors frais). Le résultat de cette première sélection art brut a atteint 877.307  EUR pour 70 œuvres, dont un record mondial pour Augustin Lesage acquis pour 62.917 EUR. Dans une déclaration reprise sur le site de la maison de vente, Antoine de Galbert, président de la Maison Rouge, livrait son analyse de cette évolution : « Il s’agit d’un phénomène global, dont je situe le début avec l’émergence internationale d’artistes comme Louise Bourgeois, il y a une vingtaine d’années ; on pourrait parler d’un intérêt renouvelé pour l’inconscient, l’incompris, la magie, l’inexplicable, la psychanalyse. »

Dans la foulée, en avril 2013, la Maison de Ventes Ader-Nordmann proposait plusieurs lots de Josep Baqué à la vente, un policier municipal catalan né en 1895 qui a réalisé à partir des années 30 des milliers de dessins de « monstres, merveilles et phénomènes rares » à l’encre et à la gouache. Une première série de 1.500 dessins estimée entre 100.000 et 150.000 EUR est partie pour 130.000 EUR, tandis que deux autres lots figurant des têtes de monstres sont partis respectivement pour 3.800 EUR (contre une estimation entre 600 et 800) et 900 EUR (est. 300-400 EUR )

Malgré l’engouement, il n’en demeure pas moins que la cote des artistes d’art brut obéit à de grandes variables, ces derniers n’étant généralement ni motivés par la reconnaissance du milieu de l’art, ni par la valeur de leurs œuvres sur le marché. « Ils ne négocient pas leur création. Ils ne créent pas leurs œuvres pour en vivre et cette démarche pose aussi la question de la finalité de l’œuvre. » Si des dessins de James Edward Deeds tournent autour des 10.000 EUR–12.000 EUR , le prix de ceux d’Henry Darger peuvent s’envoler à 300.000–500.000 EUR, même si des œuvres d’accessibilité intermédiaire sortent fréquemment en salles de ventes, comme ce fut le cas pour Christmas seal girls (1958) vendue aux alentours des 60.000 EUR (contre une estimation à 15.000-20.000 EUR) lors de la vacation du 26 octobre 2013 chez Christie’s Paris.

Selon Daniel Klein, collectionneur résidant en Colombie : « Il n’y a pas de difficultés, au contraire. Le marché de l’art brut est en pleine croissance et il y a toujours plus de personnes qui s’y intéressent, qui découvrent de nouvelles émotions. Mais c’est un marché qui reste limité et c’est un avantage. (…) L’avantage avec l’art brut est que l’on trouve des merveilles à des prix tout de même très raisonnables, donc je ne vois vraiment pas de difficultés de ce côté-là, je pense qu’il y a tout l’horizon devant nous. »

Lors d’un entretien avec Art Média Agency, le galeriste Christian Berst livrait son éclairage : « La valorisation d’une œuvre repose sur une sorte de partenariat librement consenti entre un marchand et un collectionneur (…). Ce n’est pas l’histoire qui suffit à faire le prix. J’ai été confronté à ce type de situation, où on m’invitait dans telle institution psychiatrique pour rencontrer tel patient, on me racontait d’abord son histoire, incroyable, mais face à la production, il n’y avait aucune œuvre. Connaître l’histoire donne plus de volume, une capacité à s’identifier, une proximité parce que s’incarnant. Est-ce que si cela nous touche plus cela peut augmenter le prix ? Je ne suis pas sûr. » Se pose alors la question de la valeur de l’œuvre, et non plus celle de sa valorisation. Pour Martine Lusardy : « À un moment, une œuvre n’a plus de valeur matérielle (…). Sa valeur est ailleurs. C’est un objet chargé de pouvoir, le pouvoir de nous poser des questions essentielles sur notre humanité et l’art brut représente ça. »

Art Média Agency

A découvrir sur Artistik Rezo :
Pour la pureté de l’art brut : entretien Sarah Lombardi

[ Visuel : © Jean Dubuffet, Le malentendu, 1976]

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