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La terre se souvient des hommes : entretien avec l’artiste Angelika Markul

18 mars 2014
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La terre se souvient des hommes : entretien avec l’artiste Angelika Markul

Mars 2014


Le travail d’Angelika Markul est présenté jusqu’au 12 mai au Palais de Tokyo à Paris dans le cadre de l’exposition « Terre de départ ».  L’artiste dont la pratique navigue entre la vidéo, la sculpture et l’installation, y présente un ensemble d’œuvres, dont Bambi à Tchernobyl, 2013, un projet réalisé dans le cadre du Prix SAM pour l’art contemporain 2012,  ayant comme point de départ la catastrophe de Tchernobyl.

Art Media Agency a rencontré l’artiste polonaise installée à Paris, qui nous éclaire sur son univers sombre et puissant où la mémoire remplace les hommes.

Quel est votre parcours ?

Je suis née en Pologne dans les années 1970, sous le régime communiste. À l’époque, je savais déjà de manière certaine que je voulais travailler dans l’art, mais les choses se sont précisées par la suite.  Je pense que l’on nait artiste, et de la même manière, on ne devient pas un grand mathématicien, si l’on n’a pas un don.

Lorsque j’étais jeune, je  faisais beaucoup de dessin, de peinture, mais dans un style classique. Par la suite, je me suis mise à créer des histoires et simulais un tournage de film, mais sans caméra ! J’ai commencé assez tôt à prendre des photographies avec un appareil russe, appartenant à mon père, qui me reprochait sans cesse d’utiliser toutes les bobines, dont le développement coutait très cher ! Je prenais des photos d’intérieurs en noir et blanc, en jouant avec les effets de lumière. Ce sont mes premiers liens créés avec le monde de l’art.

À 16 ans, j’ai fui la Pologne avec ma famille, sans papiers, pour venir en France. Mes grands-parents maternels ont connu l’horreur de la guerre, une grande partie de cette famille est morte de froid et de faim. Je me suis intéressée aux archives de mon grand-père, j’ai entamé un travail de mémoire, ne sachant même pas d’où je viens. En effet, beaucoup de papiers ont été brulés, afin de se protéger du racisme ambiant envers les Polonais à l’époque.

En France, j’ai endossé le statut d’immigrée, où je vivais avec d’autres gens dans une situation semblable. J’y ai commencé l’apprentissage très difficile du français et dû trouver ma voie dans ce nouveau pays. Je savais donc depuis toujours que l’art me guidait, mais ce  chemin tant attendu n’était pas facile d’accès.

J’ai une anecdote à ce sujet : une assistante sociale suivait les immigrés, et essayait de les orienter professionnellement. À chaque rendez-vous, elle me proposait de devenir cuisinière ou couturière, ces  métiers typiquement féminins. Je lui répétais en vain que je voulais m’inscrire dans une école d’art, sans bien savoir ce que c’était. L’assistante sociale me disait inlassablement que je n’intégrerais jamais une école d’art. J’ai vécu cela comme une première bataille, pour pouvoir faire ce métier-là, qui est très difficile. Mais j’ai finalement réussi à intégrer l’École Nationale des Beaux-Arts de Paris (E.N.S.B.A.).

Comment ce parcours est-il aujourd’hui présent dans votre travail ?

Ce qui m’intéresse c’est la terre, l’humain qui agit sur la nature, la nature qui agit sur l’humain, quelque chose qui est fragile. Je crée aussi ma propre mythologie, j’invente des histoires à partir d’histoires véritables. Des histoires liées à la science.

L’œuvre N’oublie pas a été influencée par le cahier de mon grand-père, traduit du russe au français. J’ai fait un film sur un trajet en train entre la Pologne et la Biélorussie. J’ai réalisé ce film en noir et blanc, avec des images très retravaillées, avec un son assez particulier.

Bambi à Tchernobyl est également lié à la mémoire. J’ai vécu le drame, j’étais enfant, des membres de ma famille en sont tombés malades. Ce qui m’intéressait ici, c’était justement l’absence d’humain, comment la nature reprend ses droits, se débarrasse de l’homme, qui l’a tant fait souffrir.

Qu’est-ce que vous a apporté le Prix Sam Art, pouvez-vous nous parler de Bambi à Tchernobyl ?

Sans ce prix, je n’aurais pas pu réaliser ce film, qui a été très couteux, très compliqué. J’ai trouvé un important soutien pour ce film. J’avais le pressentiment que je devais le faire maintenant (avant les évènements fâcheux qui se déroulent actuellement en Ukraine). Ce ne fut pas chose facile, car nous avions besoin de beaucoup d’autorisations afin de pouvoir mener à bien ce projet. J’avais déjà écrit un script avant d’aller sur place, mais j’ai finalement une fois sur place, j’ai oublié ce script qui ne ressemblait pas assez à ce que je ressentais du lieu. J’avais sous-estimé la force de cet endroit. Par ailleurs, le travail n’a pas été facilité par le froid et la neige, ni même que par le regard inquisiteur des policiers. Ces derniers nous surveillaient en permanence et dormaient même à côté de nous. Nous avons donc dû réaliser ce film rapidement, car ce fut très éprouvant physiquement.

Quant à l’œuvre, il faut savoir que la roue est apparue comme l’élément central du film. Le terrain de jeu d’enfants et son immense roue est devenu le lourd symbole de la tragédie. J’aurais aimé la faire tourner, j’ai alors décidé que le film devait lui tourner, d’où ces mouvements circulaires tout au long de la vidéo. Franck Krawczyk, un jeune compositeur français, a réalisé une symphonie de six minutes. J’ai particulièrement apprécié de travailler avec lui, afin de créer cette atmosphère, qui ponctuée de silence renforce d’autant plus la puissance de la composition.


Pourquoi vous êtes-vous tournée vers la vidéo ?

J’ai commencé avec la photographie, mais j’ai fini par m’ennuyer, cela ne me correspondait pas, je trouvais cela trop plat. D’ailleurs, j’ai un œil qui correspond davantage au travail vidéo. En 2000, lorsque j’étais aux Beaux-Arts, j’ai commencé à réaliser des maquettes,  qui permettaient de faire croire à un véritable décor taille réelle lorsque je tournais mes films. La pièce qui était présentée en 2005 à la Fondation Cartier, Ma Nature, était bluffante à ce niveau-là ! À partir de ce moment-là j’ai eu envie de remplacer ces maquettes par de véritables décors. La vidéo devient une sculpture, un ensemble.

Pouvez-vous nous expliquer le lien entre la vidéo la scénographie et les sculptures ?

Il est impensable de concevoir la vidéo sans la scénographie dans l’ensemble de mon travail. Les deux vont de pair, un medium alimentant la force de l’autre. Dans Bambi à Tchernobyl, il ne s’agit pas uniquement d’une vidéo, l’on voit une sculpture blanche. Je suis passionnée par l’architecture, notamment celle que j’ai pu retrouver en réalisant le film, qui me renvoie aux paysages de mon enfance. J’ai vécu dans un immeuble similaire. Mon film, le message que je porte de cette catastrophe des années après se voit renforcé par la présence métaphorique des constructions totalitaires prenant place tout autour de la vidéo. De même que ces objets et cire qui composent cette installation et évoquent les choses que j’ai retrouvées, apparaissant au travers de la neige.

Plus généralement, je veux utiliser chaque lieu comme une expérience. Lorsque j’étais étudiante,  Christian Bernard m’a appris que l’accrochage d’une œuvre est aussi important que l’œuvre en elle-même. Si l’on me donne un espace, je veux m’amuser avec. Ici au Palais de Tokyo les cinq pièces ne comportent finalement qu’une seule œuvre. Je veux créer un vrai univers, un parcours cohérent.

Quelles sont les réactions du public ?

C’est la première fois que le public parisien découvre mon travail, alors que j’ai déjà été exposée  en Pologne de nombreuses fois. Quoi qu’il en soit, le public est toujours étonné, il y a toujours des surprises, il ne s’ennuie pas avec moi. C’est aussi ça qui m’intéresse, d’avancer sans cesse. L’on peut toujours faire mieux, lorsque je vois mon travail je suis toujours insatisfaite, je cherche toujours un moyen de faire mieux.  Mon éternelle insatisfaction me pousse à beaucoup créer.

Pouvez-vous nous éclairer sur les différences entre la scène polonaise et française ?

La Pologne est un pays émergent. Le développement est très important, mais il n’y a pas beaucoup de galeries, mais la scène artistique est très dynamique, c’est un centre de création très important ! De nouveaux musées sont créés à travers le pays. La France a une histoire incroyable, et imposante. Quand en Pologne vous pouvez être un acteur de l’émergence de la scène artistique, en France vous souhaitez vous inscrire dans cette brillante lignée des artistes qui ont fait l’histoire.

Sur quoi travaillez-vous actuellement ?

C’est un projet compliqué pour lequel j’ai besoin d’un centre d’art ou d’un musée. Les galeries ne m’intéressent pas, j’en ai horreur. Les galeristes n’ont pas toujours les moyens, surtout en termes d’espace de me permettre d’être totalement libre. Il faut faire des objets, des choses vendables, mais je ne suis pas douée pour cela,  et cela m’ennuie.

Avez-vous un rêve ?

Le projet sur lequel je travaille actuellement en est un ! C’est probablement le plus fou que j’ai fait ! Mais c’est compliqué en termes de temps en moyens ! Mais j’espère le réaliser d’ici un an ! Je ne veux pas en dire plus, du moins pour l’instant !

Quelles rencontres ont le plus influencé votre travail ?

En France, évidemment Christian Boltanski, dont j’ai été l’élève aux Beaux-Arts. Il m’a énormément aidé à travailler sur le souvenir et la mémoire. Il travaille sur l’homme et moi sur la nature. Ce fut une aide magnifique pour faire ressortir, jaillir ma sensibilité. Je pense également à Christian Bernard, qui m’a quant à lui permis de progresser en terme de technique. Ces deux personnages sont des repères dans mon cheminement, l’un de ma pensée, l’autre de ma technicité. Grâce à eux la forme et le fond ne font qu’un dans mon travail.

Art Media Agency

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