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La face sombre du marché de l’art asiatique

6 octobre 2014
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La face sombre du marché de l’art asiatique 

Le 3 octobre 2014  

Selon l’Office des Nations Unies contre la drogue et le crime, le blanchiment d’argent représente 2 à 5 % du PIB mondial ; soit entre 800 M$ et 2 billions de dollars. Le marché de l’art, souvent qualifié d’opaque et d’incontrôlable, demeure une place de choix pour recueillir cet argent « sale », qui ne demande qu’à être blanchi. Les affaires de ce type sont fréquemment médiatisées, impliquant des personnalités de premier plan telles qu’Edemar Cid Ferreira, l’ex-banquier brésilien, qui blanchissait des millions de dollars à travers une collection de 12.000 œuvres, ou Helly Nahmad, dont la famille est à la tête d’une fortune de 3 milliards de dollars, et qui a récemment été enregistré alors qu’il gonflait le prix d’une toile de Raoul Dufy qu’il vendait, expliquant qu’il partagerait le profit avec un membre de son cercle de parieurs.

Le phénomène est particulièrement vif sur le marché de l’art asiatique, un auctioneer estimant que 30 à 50 % des œuvres présentes sur le marché auraient un lien avec le blanchiment, rapporte Le Figaro. En Asie, la combinaison du boom économique, d’une réglementation laxiste sur la vente d’art et des lois strictes de contrôle des capitaux, fait du marché de l’art une cible de choix pour ceux qui cherchent à blanchir de l’argent ou sortir des capitaux.

Pourquoi l’Asie ?

Dans le marché de l’art occidental, des mesures ont été prises afin de limiter ce phénomène ; en février 2013 la Commission Européenne a voté une loi obligeant les galeries à déclarer chaque transaction d’un montant supérieur à 7.500 €, effectuée en liquide.

Depuis 2012, à Bruxelles, une régulation conduit les galeries qui réalisent des transactions en liquide d’un montant supérieur à 15.000 € à être enregistrées comme  “high value dealers”, et les soumet à des contrôles plus stricts. Ces galeries sont également surveillées par des organisations telles la Financial Action Task Force (FATF), une organisation non-gouvernementale qui lutte contre le blanchiment, et l’ Association for Research into Crimes Against Art (ARCA), à l’origine de Know Your Customer (KYC), qui vérifie l’identité des acheteurs et retrace leurs fonds.

D’un autre côté, le marché de l’art asiatique est bien plus jeune et moins régulé. La Chine a traversé une partie du XXe siècle sous la coupe de Mao, dont la révolution culturelle n’a pas uniquement censuré et restreint la liberté artistique, mais a rendu illégale la possession ou l’héritage d’une œuvre d’art. A la mort de Mao en 1976, ces lois ont été assouplies, mais il a fallu attendre la fin des années 1990 pour que le marché de l’art chinois apparaisse réellement comme une concurrence pour le marché américain ou européen, le dernier étant opérationnel depuis le XVe siècle. En 2010, la Chine occupait la première place du marché de l’art au niveau mondial, avec 8,2 milliards de dollars en chiffre d’affaires, en hausse de 700 % entre 2000 à 2011 – une croissance digne de ce qui est maintenant la deuxième plus grande économie du monde.

Cependant, les nouveaux millionnaires et milliardaires chinois font aujourd’hui l’objet de contrôles de capitaux stricts, les empêchant techniquement de « faire sortir » du pays plus de 50.000 $. Du fait de ces restrictions, la Chine a vu près de 10 % de son PIB quitter le pays illégalement entre 2000 et 2011, selon l’organisation américaine Global Financial Integrity. Les débouchés pour les capitaux chinois manquent d’opportunités, ce qui amène de plus en plus de chinois à tenter de blanchir leur argent, non seulement pour légitimer des fonds obtenus illégalement, mais aussi pour échapper à l’impôt.

De plus, la forte demande et l’offre limitée d’œuvres conduit le marché chinois à être envahi par les faux,  et la loi en vigueur basée sur le caveat emptor signifie qu’il n’y a pas de recours légaux pour les acheteurs. Antony Lin, ancien président de Christie’s Asia, explique à MarketWatch.com que, « lors des ventes aux enchères en Chine, on ne garantit pas l’authenticité des œuvres. Il n’y a pas de recours légaux, pas de garantie contre les faux. Dans n’importe quel marché qui croît à ce rythme, il y aura des faux » Dans le domaine du blanchiment d’argent, cependant, l’authenticité n’est pas toujours la priorité – si les maisons de ventes (dont plusieurs sont soupçonnées d’être complices) « vérifient l’œuvre », elle peut être vendue et l’argent peut être blanchi à travers cette vente. De nombreux spécialistes avancent qu’un des freins à une plus grande régulation serait que la plus grande maison de vente aux enchères de Chine, Poly, soit détenue par le gouvernement et soit une filiale d’une grande entreprise qui est aussi un fabricant d’armes, rendant tout contrôle ou réglementation par un organisme externe difficile. Nancy Murphy, une avocate spécialisée dans l’art basée à Pékin, estimait dans les colonnes de Forbes que jusqu’à 80% des pièces vendues chez Poly étaient des faux.

Un exemple frappant d’une œuvre prétendument fausse sur le marché est un rouleau de la dynastie Song Dynasty du poète Su Shi, qui a été estimé à 500.000 $, mais a finalement été vendu pour 8,2 M$ par Sotheby’s. Après la vente, plusieurs historiens ont avancé que le rouleau était un faux. Ceci démontre l’étendue du problème, et les opportunités de blanchiment d’argent ; le marché est en effet volatile, et les transactions impliquant des sommes très importantes, ajouté à l’anonymat et à la non-régulation, permettent aux criminels d’acheter des œuvres (authentiques ou  non) en espèce, pour ensuite les revendre, avec une plus-value. La Chine doit aussi faire face à une tradition, celle du non-paiement des lots aux enchères ; la peinture chinoise ayant atteint le prix le plus élevé aux enchères, vendue en 2011 pour 64,5 M$, Eagle Standing on a Pine Tree de Qi Baishi, est restée impayée pendant six mois suivant la vente. Plus de la moitié des lots cédés à plus d’1 M$ ne sont toujours pas payés six mois après la vente. Tout cela fausse le marché, avec des prix très élevés sans rapport avec la valeur réelle des œuvres. Pour les criminels, l’inflation des prix sur le marché de l’art est une aubaine, permettant de blanchir de grandes quantités d’argent.

De plus, quand les enchères sont arrangées, ou quand des prix disproportionnés sont payés, cela exclut les authentiques collectionneurs du marché. La véritable valeur de l’art devient faussée, et rien ne dit que le marché pourra longtemps continuer sur ce rythme.

Corruption élégante

L’art fait aujourd’hui également office de pots de vin pour les fonctionnaires, un phénomène si répandu qu’il a sa propre dénomination en chinois : la corruption élégante, ou Yahui. Les œuvres peuvent être achetées en espèces, données, puis revendues, impliquant souvent des galeries corrompues. En 2009, les autorités chinoises ont arrêté le chef de la police de la ville de Congquing, Wen Quiang, et ont découvert chez lui plus de 100 œuvres, dont des sculptures en ivoire, une tête de Bouddha en pierre, des calligraphies anciennes et une peinture du maitre Zhang Daqian. Wen Quiang a été exécuté en 2010 pour avoir reçu  1,76 M$ de pots de vin. Dans les plus hautes sphères de la société et au sein du gouvernement chinois, l’art est considéré comme une marchandise qui permet l’échange de fonds sans trace écrite ni preuves, et offre également une échappatoire à ceux qui sont accusés – ils peuvent toujours prétendre (ou révéler) l’inauthenticité de la peinture et souligner son manque de valeur, en évitant ainsi des poursuites judiciaires.

Le cas de Hong-song Won

Un des cas les plus récents et les plus relayés est celui d’Hong-Song Won, qui a récemment été arrêté pour blanchiment et fraude fiscale. Le marché coréen, qui est bien plus petit que le marché chinois, a récemment mis en place une fiscalité plus stricte sur les œuvres d’art. Hong-Song Won est le propriétaire de la galerie Seomi, située à Seoul, autour duquel la controverse a commencée en 2008, lorsque l’un de ses clients, la directrice du Leeum, le Samsung Museum of Art (et femme du président de Samsung), Hong Ra-Hee, a acheté le tableau de Roy Litchenstein, Happy Tears, avec de l’argent provenant d’une caisse noire de Samsung. En 2011, elle a été condamnée à une peine de prison avec sursis pour avoir aidé le président du groupe Orion, Tam Cheol-gon, à acheter de l’art  avec des fonds de l’entreprise et avoir détourné de l’argent. Elle a également été impliquée dans l’établissement de papiers d’œuvres d’art de grande valeur impliquant des hommes d’affaires très médiatisés.

Yan Lynn, directeur de l’antenne de Seoul d’Able Fine Art Gallery, New York, a expliqué au The Korea Herald, qu’il ne s’agissait pas seulement « des grandes entreprises, mais également des petites et de tailles intermédiaires, qui utilisent l’art afin de créer des  caisses noires » suggérant que le cas de Hong-Son Won a été mis en avant car il s’agit d’une entreprise de premier plan, mais que c’était loin d’être un cas isolé.

Impact sur le marché

Un expert du FBI, spécialisé dans la criminalité liée à l’art, et le Doyen de la Yale University School of Art, ont exprimé à The Art Newspaper le besoin de remettre le problème en perspective. Le marché de l’art est encore un marché fait de collectionneurs achetant des pièces authentiques, mais il est aujourd’hui difficile d’estimer le poids du blanchiment.

Le juge Fausto Martin De Sanctis (qui a instruit l’affaire Ferriera) explique dans son livre Money Laundering through Art: a Criminal Justice Perspective, que les autorités et les organismes internationaux manifestent un « manque de sensibilisation et de régulation » qui conduit l’art à devenir un « actif invisible » pour les criminels. Le problème du blanchiment d’argent et de la corruption dans l’art est également le résultat d’un marché qui parait, par certains aspects, n’être intéressé que par des intérêts économiques, désavantageant les véritables collectionneurs passionnés et ceux qui ont un réel « amour de l’art ». Bien que le problème ne soit aujourd’hui pas généralisé (en particulier en Europe, où des mesures sont prises pour lutter contre le blanchiment), ces problématiques sont présentes au cœur du marché asiatique, et devraient inquiéter l’ensemble des acteurs du marché de l’art.

Art Média Agency

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