Le 9 juillet 2014
Fernell Franco est un photographe colombien, né en 1942. Il a passé la plus grande partie de sa vie à Santiago de Cali et gagné le Colombian Award for Photography en 2001. Il a acquis une aura internationale quelques mois avant sa mort, en 2006. Par la suite, sa famille a mis en place la Fundación Fernell Franco afin de rendre hommage à son travail. Aujourd’hui, Fernell Franco est considéré comme l’un des photographes contemporains clefs d’Amérique latine. Il a participé à de nombreuses expositions personnelles, mais aussi collectives, à travers son continent d’origine, l’Europe et les États-Unis. Ses photographies sont d’ailleurs actuellement montrées au sein d’une exposition collective à l’International Center of Photography à New York. AMA s’est entretenu avec Vanesa Franco, la fille de Fernell, à propos de la vie de l’artiste et de sa pratique, ainsi que du rôle de la fondation pour la promouvoir.
Pouvez-vous nous en dire plus à propos de la vie de Fernell Franco et de la manière dont il est devenu photographe ? Son lieu de naissance est Versalles, en Colombie. Il faisait partie d’une fratrie de sept enfants. Mes grand-parents venaient de la campagne, mais étant libéraux, ils ont été obligés d’émigrer à Cali, à cause du climat de violence politique de l’époque. Lors de ce déménagement, mon père était âgé de huit ans. Il n’a jamais fini ses études ou appris la photographie, mais il a été initié à ce médium lorsqu’il était adolescent, travaillant alors comme coursier pour le studio d’un photographe. Il en est tombé amoureux, apprenant en autodidacte, jusqu’à devenir photojournaliste dans les années 1960. Par la suite, il est aussi devenu photographe documentaire, tout en réalisant à côté des clichés plus personnels. En 1970, il a travaillé sur sa première série, Prostitutas, qui appartient aux collections du Museo Nacional Centro de Arte Reina Sofia. Même si son travail est à présent exposé de manière plus que satisfaisante, il faut savoir qu’il était relativement inconnu jusqu’aux dernières années de sa vie. Sa production photographique était personnelle, plutôt qu’à destination du public. La dernière exposition qui s’est déroulée de son vivant, Otro documento (2004), est le moment où sa carrière a réellement décollé. Avant cela, il était principalement connu comme reporter.
De quelle manière cette transition a t’elle eu lieu ? C’était réellement un amoureux de l’art et un passionné de la photographie. Même s’il n’avait reçu aucune instruction, il aimait tout ce qui était relatif à la littérature, à l’art et à la culture. Il était particulièrement admiratif du travail effectué par les reporters de guerre. En parallèle de son activité professionnelle, une photographie plus personnelle a vu le jour, comme un désir d’exprimer les expériences de la vie. En effet, ses séries reflètent des situations vraiment intimes.
Pourquoi avez-vous décidé de créer la Fundación Fernell Franco ? Ce n’est pas un projet auquel nous avions pensé préalablement. Mais, en 2005, Fernell a remporté le Latino and Latin American Art Forum Prize, décerné par le David Rockefeller Center for Latin American Studies de Harvard University. Cela l’autorisait à présenter une exposition dans cet espace. Début 2006, il a disparu avant que cela ne puisse se concrétiser. Après avoir discuté avec Jose Falconi, qui était le curateur du Art Forum Program à ce moment-là, il est devenu rapidement évident que c’était la seule façon de lui rendre hommage, ainsi que de proposer une exposition. Donc, nous l’avons fait. Nous avons réalisé un inventaire et organisé ses travaux pendant environ trois ans. C’était un travail considérable, car au départ nous n’avions pas connaissance de la totalité du corpus photographique.
La ville est très présente dans son travail. Pensez-vous que cette relation particulière est due à son changement d’environnement alors qu’il était particulièrement jeune ? D’une certaine manière, oui. Mon père avait l’habitude de dire que lorsqu’il vivait à la campagne, il n’y avait pas de lumière. Donc, lorsqu’il est arrivé dans une ville, cette profusion de lumière a été une véritable surprise pour lui. Il a toujours dit que cette première expérience était profondément ancrée en lui. Si vous regardez ses clichés, en effet, il joue avec le contraste entre l’ombre et la lumière. En outre, certaines de ses séries tendent vers une esthétique réunissant la différence entre le milieu urbain et rural, comme sa série Bicicletas.
Il y a néanmoins un certain moment, où il a souhaité exprimer davantage ses émotions. Ses série Demoliciones et Amarrados en sont deux exemples. Elles offrent réellement une perspective globale de sa vie et génèrent une nouvelle vision de la ville. De mon point de vue, Demoliciones fait partie des séries les plus puissantes. Elle présente la violence faite à l’encontre de la ville : trafic de drogues et bombardement sur Cali, où des demeures magnifiques ont été remplacées par des bâtiments hideux. Je sais que ce phénomène a particulièrement affecté mon père et je pense que cela transparaît dans ses photographies.
Est-ce que cette carrière en tant que photojournaliste a fusionné, ou a tout du moins exercé une certaine influence sur son travail personnel ? Absolument. À travers son travail personnel, il a donné sa vision de la ville et de la solitude. Il était préoccupé par la notion de mémoire : la mémoire de la ville et la mémoire du pays. Il se préoccupait notamment de la façon dont nous, les Latino-Américains, réussissons à détruire des villes entières de notre mémoire pour en bâtir de nouvelles, avançant sans jamais établir un véritable sens de l’ancrage pour un lieu. Évidemment, cela résulte de différents facteurs : déplacement de population, violence et histoire du pays. C’est ce qu’il a voulu montrer dans ses photographies, une vision de la situation de l’Amérique latine. Amarrados évoque la manière dont des populations ont été forcées à quitter la campagne pour la ville, se levant et partant simplement, sans une pensée pour ce qu’elles laissaient derrière elles. Le fait d’être attaché est une image liée au déplacement, mais elle est aussi d’une extrême violence : une couverture liée à une selle de cheval ou un corps ligoté et jeté dans la rivière, par exemple. La mort est aussi très présente. Il devait faire des reportages couvrant des histoires de violence et de mort. Donc, son travail et ses intérêts personnels étaient intimement liés.
Pensez-vous qu’il avait le sentiment d’une certaine responsabilité sociale afin d’exprimer ce qu’il se passait en Colombie et le montrer au reste du monde ? Je pense que son travail était infiniment personnel, davantage un reflet de l’âme. Des photographes latino-américains fantastiques ont dépeint les horreurs et les réalités de ces périodes de violence. Mais, le travail de Fernell est beaucoup plus subtil. C’est ce qui le rend aussi puissant.
Pensez-vous que la photographie d’amérique latine a un rôle important au sein du monde de l’art ? Oui. L’exposition actuelle de l’International Center of Photography de New York, dédiée à ce type de photographies, le souligne tout particulièrement. En terme de photographies ou d’œuvres d’art en général, la mondialisation aide à l’émergence de cette zone géographique. Je pense que l’importance qu’elle revêt ne peut que croître.
Quelles étaient ses influences principales ? Fernell était influencé par toutes sortes de choses : son travail, les gens qu’il rencontrait, la photographie de la Seconde Guerre mondiale et la photographie italienne, pour en nommer quelques-unes. Un groupe d’Italiens lui avait en fait enseigné les aspects techniques de la photographie. Beaucoup de personnes ont aussi eu un impact majeur dans sa vie : Oscar Muñoz, un autre photographe colombien, était l’un des amis intimes de mon père, tout comme l’écrivain Andrés Caicedo.
Quels sont les projets de la Fundación Fernell Franco ? Je ne peux pas dire grand-chose sur le sujet, mais nous préparons une exposition européenne ambitieuse. Je pense que ce sera la plus importante jamais consacrée à Fernell Franco. Mais, je préfère ne pas l’évoquer tant que les dates ne sont pas officiellement confirmées. Je peux juste dire que ce sera la première rétrospective qui donnera à voir autant de pièces issues de l’ensemble de son travail. C’est vraiment stimulant et intéressant.
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