Du snowboard à l’aérosol : entretien avec Jérôme Catz
Du snowboard à l’aérosol : entretien avec Jérôme Catz |
Le 21 janvier 2014
Jérôme Catz, curateur indépendant et enthousiaste du Street Art s’est forgé une carrière en faisant la promotion de l’art alternatif. Les dernières années, Jérôme Catz a créé plusieurs « Spacejunk », des centres d’art situés à Lyon, Bayonne, Grenoble et Bourg-St-Maurice. Il a également mené des programmes de sensibilisation à la culture un peu partout en France. Jusqu’au 1er mars, l’Espace Fondation EDF accueille l’exposition « #StreetArt, L’innovation au cœur d’un mouvement », dont il assure le commissariat. AMA a souhaité recueillir son opinion sur le développement du Street Art et en savoir plus sur son engagement pour la jeunesse. Avec cette exposition à la Fondation EDF, le Street Art passe de la rue à un lieu institutionnel… Comment vous est venue l’idée ? La Fondation EDF est venue me chercher avec mon livre sous la main, Street Art, Mode d’emploi. Ils m’ont proposé de faire une exposition sur le Street Art avec comme angle d’attaque les nouvelles technologies. Mon livre explique le Street Art dans sa globalité, avec des entrées par technique, par artiste, par géographie, par lien avec l’histoire de l’art. Les nouvelles technologies n’occupent que trois pages…. Mais c’est aussi quelque chose dont il fallait parler alors avec cette exposition de 400m2, il y avait de quoi faire. Tout se construit autour de l’interactivité, c’est un choix de votre part ? En tant que commissaire d’exposition, j’ai eu carte blanche pour faire ce que j’avais en tête. Pourquoi l’interactivité ? C’est très simple. Aujourd’hui, les nouvelles technologies le permettent. Le Street Art a toujours eu cette part d’interactivité. Ça fait partie de son ADN. Offrir gratuitement dans la rue et de manière aléatoire, une œuvre d’art plastique au passant qui va la voir et interagir ou pas… On est déjà dans l’interactivité. Les nouvelles technologies permettent de réaliser cette interactivité à un degré qui dépasse largement ce qui s’est fait jusqu’à aujourd’hui. Dans l’exposition, on peut voir des prototypes extrêmement aboutis, les V0 des choses qui seront interactives demain dans la rue. Et demain, c’est en 2015. Ces éléments interactifs vont prendre place dans l’espace public, sous d’autres formes et avec d’autres matériaux. Mais ce sont les mêmes personnes qui fabriquent ces œuvres, à la frontière entre l’artiste, l’inventeur, l’ingénieur, le chercheur… Des personnes qui ont plein de casquettes et surtout qui ont la vision, ça c’est très important. Avoir la vision de ce que l’on a envie de faire en termes d’interactivité et avoir la capacité technique de le réaliser. On est très loin de la bombe… Oui, très loin de la bombe. Par contre, dès le début, tout ce qu’ils font, c’est pour aboutir à une expression graphique très proche de la bombe. Les heures d’encodage de Patrick Suchet [_Picturae_], devant son ordinateur, c’est pour réaliser avec un pointeur laser un rendu extrêmement proche de la bombe. Proche à un point que les personnes qui maîtrisent la bombe trouvent ça bluffant. Toutes ces lignes de code, toute cette recherche, il le fait pour créer quelque chose d’interactif qui soit lié au Street Art. À ce titre, toute la partie historique de l’exposition est importante. Elle permet de contextualiser cette époque charnière que nous vivons. Cela fait 15 ans qu’Internet existe et nous sommes en train de transformer toute une partie de l’innovation technique, en œuvre applicable à l’extérieur. Cela va offrir des nouveaux lieux d’expression dans la ville. Cela va permettre aux gens qui ne maîtrisent pas ou n’ont pas envie de maîtriser ni la bombe, ni le pochoir, ni le tag, de venir s’exprimer exactement comme pourrait le faire un street artist mais dans un lieu « encadré ». Quel est le profil des street artists aujourd’hui ? C’est toujours le même, il n’a pas changé. Au niveau des techniques, c’est un peu différent mais le vrai street artist, c’est quelqu’un qui a une street credibility, une crédibilité dans la rue. Il pose des choses dans la rue de manière gratuite et si possible engagée, mais pas forcément. Il y a aussi des artistes qui peuvent très bien maîtriser le pochoir, la bombe ou le collage. Ce sont des techniques qui existent depuis toujours. Ils peuvent se dire qu’ils vont faire quelque chose à la manière du Street Art mais ne vont rien faire dans la rue. Vous avez pas mal d’artistes qui ont éventuellement une cote en galerie ou sur les ventes aux enchères, qui se revendiquent du Street Art alors que ce ne sont pas des street artists. Le gros problème du Street Art, aujourd’hui, c’est qu’il n’est pas ou peu crédible auprès des institutions marchandes. Il y a trop de tout et de n’importe quoi, mais surtout il n’y a pas de critique. Et sans critique, c’est la porte ouverte à tout le monde… Personne, aujourd’hui, n’est là pour dire ce qui est du Street Art et l’expliquer. Ce qui fait que certaines personnes peuvent se faire passer pour des street artists sur un coup de bluff. Keith Haring et Jean-Michel Basquiat sont des noms associés au Street Art et pourtant ils ont été très décriés… Ils ont été décriés, au début, par la scène du Street Art. Dans les années 1980, il n’y avait que les graffiti artists ou plutôt les writers comme ils s’appelaient. Or, Keith Haring faisait du dessin et Basquiat, la seule chose qu’il ait réellement faite en Street Art, c’est d’écrire son tag SAMO. Mais comme des centaines de milliers de jeunes aux États-Unis l’ont fait à cette époque… Basquiat n’est absolument pas dans les codes des graffiti artists même s’il a le même profil sociologique, les fréquente et va aux mêmes endroits. Il est très décrié à l’époque et aujourd’hui s’il fallait le mettre dans une case, je dirais que c’est un vrai artiste de l’art brut. Keith Haring, par contre, est décrié à l’époque, mais c’est un vrai street artist aujourd’hui. Basquiat reste quand même un immense artiste et dans mon livre, je dis aussi qu’il fait partie des pères fondateurs car il reste associé à ce mouvement, mais je pense, mal à propos. Pour reprendre José Saramago, Prix Nobel de Littérature, dont s’est inspiré Vhils : « Le chaos est un ordre à déchiffrer ». C’est un peu la philosophie du Street Art ? Exactement, c’est l’ADN du Street Art. Le Street Art amène une dose de chaos d’où le sens va émerger. Il amène une dose d’irrévérence, de parti pris, d’engagement, de revendications qui forcent la société à se questionner. Je pense que l’engouement pour le Street Art est lié à une génération qui prend de plus en plus facilement la parole pour revendiquer ou faire passer un message. Le Street Art est un excellent reflet de la jeunesse. Parlant de jeunesse, vous faites de la médiation culturelle avec le Street Art ? Constamment au sein des centres d’art Spacejunk présents à Bayonne, à Grenoble et à Lyon. C’est mon projet depuis 2003. Lorsque vous vous déplacez pour voir une exposition, vous venez apprendre, vous enrichir. L’envie est là, en tous cas. Ces centres Spacejunk font en sorte que la rencontre entre l’artiste et le public se passe bien et de mettre des mots sur les questions que les gens se posent. Si je peux me permettre, je pense que c’est la mission que l’art contemporain a ratée, la médiation. Ratée aussi, la rencontre avec son public. Les seuls qui rentrent dans l’art contemporain aujourd’hui, ce sont les 1500 élèves qui sortent chaque année des Beaux-Arts en France… Vous avez ouvert le premier Spacejunk à la fin de votre carrière de snowborder professionnel. Cette idée vous travaillait depuis longtemps ? J’ai énormément voyagé dans cette carrière et passé 10 ans à faire le tour du monde. Je ne pouvais pas partir d’un milieu qui m’avait offert une vie dont jamais je n’aurais pensé rêver, sans essayer de rendre la monnaie de la pièce. J’avais toujours été sensible à certaines formes d’art qui aujourd’hui s’appellent le lowbrow, le pop surréalisme et le Street Art. Je trouvais cette esthétique extrêmement puissante et elle m’a accompagnée pendant toute ma carrière. Je me suis dis que j’allais donc offrir des murs blancs aux artistes de ce monde qui n’exposaient que dans des bars de stations balnéaires, à la montagne ou dans les magasins de fringues. Quels sont les axes de développement des Spacejunks ? Nous nous axons sur le Street Art en essayant de monter des projets à l’échelle d’un département. Depuis 2007, à Bayonne par exemple, nous le faisons d’une manière forte. Un chargé de médiation culturelle est embauché à l’année car nous faisons suffisamment de projets avec les collèges et les lycées. Le projet Spacejunk, c’est de faire tourner les expositions et de mutualiser les coûts, contrairement aux centres d’arts contemporains qui, s’ils n’ont pas la primeur de l’exposition, ne sont pas intéressés. Or, le Street Art donne envie de voir, de comprendre et de pousser la porte des espaces dédiés. Il a un rôle de déclencheur ou de première marche. Nous sommes dans la zone de confort des élèves. Lorsque nous faisons un projet sur le Street Art dans les lycées, l’écoute est complètement différente et les élèves ont une attitude différente, selon les dires des professeurs. Les propositions sont faites par les enseignants, ce n’est pas notre rôle de nous substituer à eux. Nous sommes seulement dans l’accompagnement, avec une proposition existante, à proximité. La médiation se fait soit autour d’œuvres qui vont dans les établissements scolaires, soit directement avec les élèves viennent voir les expositions. Nous leur fournissons le contenu physique, les œuvres pour qu’ils puissent travailler dessus. À quel type de travail êtes vous sensible ? J’ai une sensibilité pour les œuvres qui sont engagées, qui ne sont pas que sur l’esthétique mais aussi sur le message. Je trouve que c’est important et il ne faut pas que cela se perde. GOIN, par exemple, est sur du slogan visuel. Il est extrêmement droit dans ses bottes par rapport aux sujets qu’il traite, au pourquoi il les traite et surtout où il les pose. Pour moi, c’est un vrai Street Artist car il va vraiment poser les œuvres là où elles sont faites pour être posées. Quand il met _Blood Dice_ devant les Nations Unies à Genève ou _Early Harvest_ (trois faucheuses avec les brassards du FMI, de l’UE et de la BCE) à Lisbonne au Portugal, il pointe vraiment du doigt un sujet qui concerne le pays voire la ville, en tous cas l’endroit où il le pose. C’est un message fort, un engagement qui est fort. Et c’est quelqu’un qui n’est pas dans cette course effrénée pour occuper le terrain de l’actualité. Des artistes sont là depuis longtemps et ont un travail très intègre. C’est ce que j’ai envie de montrer et c’est ce que je montre. Quels sont vos projets à venir ? Je vais continuer à écrire quelques livres. J’ai envie d’arriver à faire comprendre que le Street Art n’est pas une tendance ou une mouvance mais vraiment un mouvement artistique avec une réalité historique. Le Street Art n’a toujours pas sa place, n’est pas compris par nos chers politiques et nous sommes encore un peu sous la coupe de l’art contemporain. C’est dommage car Paris pourrait devenir un bel espace pour le Street Art. Le Street Art a donc plus de poids dans d’autres pays ? Lesquels et à quoi est-ce lié ? Les États-Unis, des pays dont on entend pas parler comme le Brésil où le Street Art marche bien, l’Allemagne et Berlin, la Norvège très avant-gardiste aussi. Pourquoi ? C’est simplement du pragmatisme. Art Media Agency |
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