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Du crowdfunding dans le monde de l’art

30 septembre 2015
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Du crowdfunding dans le monde de l’art

Le 3 septembre 2015

k copieLe 3 juillet 2014, un homme habitant l’Ohio, dénommé Zack Brown, a décidé de préparer une salade de pommes de terre. Il n’en avait jamais préparé de sa vie. Il n’était même pas sûr de savoir comment s’y prendre, mais il a estimé que le coût de la manœuvre s’élèverait certainement à 10 $. Un mois après, et toujours aussi néophyte en cuisine, il avait levé 55.492 $ pour réaliser son rêve. Comment ? En partager simplement ses exploits sur Kickstarter, une des plateformes de crowdfunding — financement participatif — les plus connues parmi une offre devenue pléthorique.

L’histoire de Zack n’a rien de commun et peut même paraître frivole. Elle illustre pourtant le pouvoir du crowdfunding, une fois la campagne lancée. Une exposition prolongée sur Internet crée une opportunité que les plateformes, comme Kickstarter, transforment en argent bien réel.

Aussi, voir le phénomène se répandre telle une traînée de poudre dans le monde de l’art, où la levée de fonds pour le financement de projets reste le nerf de la guerre, n’a rien d’étonnant. Depuis son lancement en 2009, Kickstarter a permis à pas moins de 80.000 projets artistiques de récolter quelque 1,5 Mrds$. Ces dernières années, les artistes, galeries, musées et foires s’y sont tous mis, usant et abusant des plateformes de crowdfunding.

Initialement, seuls des noms peu connus avaient recours à cet outil, mais depuis 2014 des institutions ayant pignon sur rue comme la Royal Academy et Art Basel, ou encore des artistes tels que JR et Agnès Varda, Marina Abramovic ou Alejandro Jodorowsky ont fait de Kickstarter leur meilleur ami.


Crowdfunding et art, un mariage heureux ?

Une certaine dose de scepticisme persiste dans le monde de l’art quant à la nature arbitraire et imprévisible du crowdfunding. De toute évidence, nul besoin de 55.492 $ pour réaliser une salade de pommes de terre ; il ne tenait qu’à Zack Brown de reverser cet excédent aux bonnes œuvres et c’est ce qu’il a fait.

Cette histoire, transposée à l’art — et sa tradition « élitiste » —, fait émerger maintes problématiques… Le crowdfunding pourrait être une voie idéale pour la démocratisation de l’art, ce qui présente néanmoins autant d’avantages que d’inconvénients. Le crowfunding amène — déjà — un public non habitué à s’intéresser à l’art, en se greffant au processus même d’élaboration de l’oeuvre. D’un autre côté, un tel phénomène dirige nécessairement la lumière vers des projets plus populaires.

Quel futur pour l’art si les fonds se dirigent préférentiellement vers ce type d’installations, plus populaires ? Le crowdfunding peut amener l’art à se conformer aux dernières tendances. Le public est très sensible aux coups de cœur et aux dernières modes, et il peut représenter un frein à l’innovation. Van Gogh — parmi tant d’autres — a fait les frais de son positionnement trop en avance.

Certains critiques d’art se positionnent d’ailleurs contre le crowdfunding, et depuis longtemps. Pour ces derniers, la vulgarisation et la démocratisation de l’art apparaissent comme une menace — le commissariat, les expositions et la critique existant pour une bonne raison. Jonathan Jones, critique d’art du Guardian, a récemment fait remarquer dans une tribune à charge : « À travers l’histoire, les meilleures décisions ayant trait au soutien des arts n’ont jamais été l’apanage des communautés, et encore moins des foules, mais bien celui d’individus animés d’une authentique et rare appréhension de l’art. Le plus grand mécène est d’ailleurs le Pape Jules II, qui a commandé le plafond de la chapelle Sixtine à Michel-Ange. S’il avait soumis cette décision à un vote, c’est certainement le beau et populaire Raphaël qui aurait été désigné et la chapelle Sixtine aurait perdu de sa superbe. »


La participation du public

Ce que l’on peut retenir de ces petites histoires, c’est bien que les projets impliquant la participation du public sont ceux qui récoltent le plus de fonds. Les internautes veulent participer et s’immiscer dans des projets. Le public a payé pour la salade de Zack Brown car il avait l’impression de participer à la plaisanterie. C’est d’ailleurs pour cette même raison que l’installation Park and Slide de Luke Jerram, créée le 4 mai 2014, a remporté un succès saisissant. L’artiste a utilisé la plateforme Spacehive afin de lever 5.650 £ pour pouvoir construire un toboggan aquatique de 95 mètres de long, descendant le long du très pentu Park Street, à Bristol, au Royaume-Uni. Il a ensuite tiré au sort les 360 chanceux (sur près de 100.000 inscrits) qui pourraient dévaler la pente savonneuse. Selon les services de sécurité, quelque 65.000 spectateurs s’étaient réunis ce jour-là dans le parc pour voir l’installation de l’artiste. Depuis, le modèle original de Park and Slide a été dupliqué et on peut en trouver un exemplaire à Melbourne, San Francisco ou Bristol, aux États-Unis. L’installation n’était pas présentée entre les quatre murs d’une galerie mais en extérieur, sur une route publique, et son succès s’est révélé par l’enthousiasme de la foule plus que les hochements de tête silencieux de spectateurs contemplatifs…

Anecdote plus estivale : le street artiste JR et la réalisatrice Agnès Varda ont lancé, en juin 2015, une campagne sur la plateforme KissKissBankBank. Le projet en lui-même ? Parcourir le Lubéron à la rencontre des « gens du cru », un projet estimé à 50.000 € et qui a récolté 58.106 € de la part de 646 KissBankers. Tout est parti du constat d’Agnès Varda : « Les gens avec leur téléphone, “aïe-fone” ou pas, ont tout le temps envie de se faire des autoportraits, les récents et fameux “selfies” ! » Et JR de lui répondre : « Tant qu’à faire, on va les inviter à monter dans le camion pour leur tirer le portrait et on leur offrira des grandes images d’eux-mêmes. Mais surtout on va improviser des œuvres dans la région… » Encore une fois, les fonds nécessaires ont été récoltés car l’aspect ludique de l’œuvre était mis en avant.

Loin du tumulte de Bristol et du Lubéron, au sein d’environnements plus sérieux comme celui de la Royal Academy à Londres, la recette reste la même : un crowdfunding réussi nécessite la participation — au moins l’adhésion — du public. Au début de l’été 2015, la Royal Academy a lancé un projet Kickstarter afin de lever 100.000 £ pour faire venir à Londres, les sculptures Tree d’Ai Weiwei. Le 21 août 2015, quelque 1.319 personnes avaient déjà donné 123.578 £. Et encore une fois, le projet met l’accent sur la participation du public. Les sculptures seront installées dans la cour de la Royal Academy, un espace public gratuit et en plein cœur de Londres. De plus, Ai Weiwei est un artiste très populaire au Royaume-Uni depuis que ses Sunflower Seeds ont été accueillies entre 2010 et 2011, dans le Turbine Hall de la Tate Modern — un second espace gratuit. L’artiste a également bénéficié d’une exposition, l’année dernière, au Blenheim Palace de John Vanburgh, à Oxfordshire. Ai Weiwei jouit donc d’une certaine réputation dans l’esprit du public britannique, il est « à la mode ». Un autre facteur pouvant expliquer ce succès : tout au long du processus de recueil de dons, la Royal Academy a promis diverses récompenses allant de visites privées à des photographies dédicacées. À chaque étape de l’aventure, le public a toujours été invité à participer et, de fait, était plus qu’enclin à donner de sa poche pour voir les fameuses sculptures Tree à Londres.


Un catalyseur : Art Basel

Alors que Tree est projet « honorable », la peur qui sous-tend le phénomène du crowdfunding est de voir l’art complètement infantilisé. Des personnalités comme Jonathan Jones craignent que le crowdfunding ne place un pouvoir trop important entre les mains du public. L’art dépendrait alors du bon vouloir de la foule et ne pourrait plus ni la questionner, ni la stimuler, ni la tourner en dérision — l’art peut-il être construit à destination du public ?

Ou peut-être ces craintes sont-elles infondées ? Un rapport de 2015 publié par la prestigieuse Harvard Business School a comparé ce que les institutions culturelles jugent digne d’intérêt aux projets que le public finance. Trois anciens jurés du National Endowment for the Arts — NEA ou Fonds national pour les arts — ont été sollicités afin d’évaluer six initiatives de crowdfunding dont trois ont connu le succès et trois l’échec. Le rapport met en évidence le fait que l’avis des experts et du public se rejoignent largement sur ce qui vaut la peine d’être financé.

Cependant, certains exemples montrent que le succès peut également se révéler arbitraire et laisser sur le carreau de nombreux projets méritants… Les projets peuvent tout aussi bien se révéler des leurres destinés à flouer le public. Le cas de « Kobe Beef Jerky » en est un exemple : la demande initiale était 2.400 $ et c’est près de 120.000 $ qui ont été récoltés alors que le projet était en fait une supercherie.

Très certainement, l’avenir ressemblera plutôt à la structure mise en place par Art Basel, où un panel d’experts vérifie et sélectionne les propositions qu’il estime dignes d’une campagne Kickstarter. La marque Art Basel et le sceau de son approbation pourraient influencer le public, sous-entendant que les projets soutenus par la foire sont plus « rentables » que les projets sans l’aval d’un pouvoir prescripteur. Art Basel décrit son partenariat avec Kickstarter comme un moyen de catalyser « les soutiens indispensables à la réussite de projets non-commerciaux à travers le monde. »

Un catalyseur accélère la réaction et lui permet d’aboutir sans être lui-même affecté. Cela donne une idée de la manière dont les institutions peuvent espérer utiliser le crowdfunding : le plébisciter tout en restant indemne. De là à savoir si les musées, galeries, artistes et foires réussiront à se mettre d’accord sur la question, cela est une autre histoire.

Art Média Agency

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