Comment être artiste dans un pays où l’art n’a pas de marché ?
Comment être artiste dans un pays où l’art n’a pas de marché ? Le 18 novembre 2014 |
Au Royaume-Uni ou aux États-Unis, les artistes, tout comme les collectionneurs ou les galeristes prospèrent grâce à une scène artistique bien établie et historiquement riche, cette scène bénéficiant de programmes publics, de financements et de résidences permettant aux artistes de travailler en donnant le meilleur d’eux-mêmes. Dans certains pays, en revanche, le marché de l’art est bien loin d’être aussi développé, plusieurs d’entre eux ne venant que récemment de se doter de galeries, de maisons de vente, ou d’écoles d’art afin de promouvoir et de soutenir le développement artistique. Art Media Agency a choisi d’examiner la situation dans trois pays en particulier, afin de mieux comprendre comment certains marchés parviennent à se développer et à se maintenir sans le soutien officiel du gouvernement, tout en mettant en lumière les difficultés rencontrées par les artistes travaillant dans un tel contexte. En 2005, l’ancienne secrétaire d’état américaine Condoleezza Rice avait qualifié la Biélorussie de « dernière dictature européenne » un cliché souvent répété par les média, mais qui, dans une certaine mesure, ne s’éloigne pas trop de la vérité. L’État reste tout du moins fidèle au modèle soviétique en ce qu’il ne consacre que peu d’importance à l’éducation ou à l’innovation artistique ; l’artiste performeur biélorusse Alexander Pushkin expliquait ainsi à OnlineDemocracy.net qu’il y a « deux sortes d’artistes biélorusses […], les artistes officiels, et les artistes non officiels. La question n’est pas de savoir si tel art est bon, si tel art est mauvais , c’est surtout une question de complicité et de conformisme. ». L’État n’alloue que peu de financements aux arts, et ce soutien s’adresse uniquement aux artistes qui s’alignent avec la ligne politique officielle. La plupart d’entre-eux dépend donc de financements privés, qui sont difficiles à obtenir. Les institutions artistiques sont traitées comme des entités commerciales ; si elles sont bien établies, elles doivent payer des taxes et faire face à d’autres dépenses qui ne leur permettent que difficilement de se maintenir. Un autre artiste biélorusse, Mikhail Gulin, a déclaré dans une interview pour le journal The Economist au sujet de la scène culturelle dans son pays : « La Biélorussie n’a pas de marché de l’art, pas d’industrie du film, et quasiment aucune presse. Dans le monde culturel, il y a une très nette impression qu’absolument rien ne se passe.», une impression qui se confirme lorsque l’on apprend que la Galerie ў, où Gulin expose, est la seule galerie permanente d’art contemporain en Biélorussie. En réponse à l’environnement hostile qu’ils trouvaient dans leur pays d’origine, de nombreux artistes biélorusses ont choisi de vivre et de travailler à l’étranger ; Ales Rodin travaille à Berlin, Andrei Dereiko et Zhanna Grak à Dusseldorf et Igor Tishin, Natalia Zaloznaya et Maksim Tyminko à Amsterdam. Pour ceux qui ont fait le choix de rester au pays, de timides progrès sembleraient poindre à l’horizon, avec la participation de Victor Petrov à la Biennale de Venise en 2011, qui lui a permis de présenter son projet « Kodex ». Toutefois, lors de cette même Biennale, le pavillon national biélorusse était surveillé de très près par des fonctionnaires du gouvernement perpétuel rappel de la présence du gouvernement. D’une façon générale, en Europe de l’Est, le marché de l’art s’il y est peut-être à peine plus présent est comparable à celui qui existe en Biélorussie, c’est-à-dire aussi peu développé. Un expert de la scène contemporaine roumaine, Jan de Maere, a révélé à AMA lors d’un entretien qu’il n’y a « que peu, voire pas, de public pour l’art contemporain en Roumanie, et peu de galeries pour l’exposer. La seule option viable pour les artistes qui souhaiteraient trouver leur public et vendre leurs œuvres reste de s’expatrier et de chercher des galeries internationales. Ici, tout comme en Biélorussie, les institutions mènent une lutte de tous les instants afin de rester ouvertes malgré leurs maigres budgets, elles s’en remettent entre les mains du mécénat privé pour se maintenir à flot. » Ailleurs, on est en présence d’un marché de l’art qui, s’il n’est pas entièrement inexistant, en est encore à ses balbutiements. C’est le cas dans plusieurs des pays de l’Amérique latine, comme par exemple au Chili. Dans une interview accordée à AMA, la galeriste chilienne Isabel Aninat a décrit le marché de l’art contemporain chilien comme une institution se trouvant « à l’état embryonnaire ». Certains vont même plus loin, à l’instar de Denise Ratinoff, la représentante de Christie’s au Pérou, au Chili et en Équateur, qui s’adresse à l’Université du Chili en ces termes : « il n’y a pas de marché de l’art à proprement parler, car il n’y a pas de transparence » ajoutant « qu’il n’y a pas de connaissance de l’art car il n’y a ni marché, ni respect pour l’art. » Ici, l’art est perçu comme élitiste et il n’est pas pris suffisamment au sérieux par le gouvernement, comme l’ont souligné le directeur du campus Miamia de l’Université Adolfo Ibáñez, ainsi qu’un chroniqueur pour la Harvard Business Review, Alejandro Ruelas-Gossi, lors d’un entretien avec le journal chilien La Segunda. Les lourdes taxes frappant l’art dans beaucoup de pays sud-américains au Chili, les taxes à l’importation s’élèvent à 32 % pour les œuvres d’art découragent un grand nombre de collectionneurs qui pourraient faire venir leurs collections au Chili, voire même simplement commencer à collectionner. Bien que les institutions ou les galeries y soient plus nombreuses et plus diverses qu’en Biélorussie, le Chili a vu l’ouverture de sa première galerie il y a à peine cinquante ans ; s’il y existe environ quinze différentes écoles d’art, seules trois ou quatre ventes aux enchères sont organisées chaque année. La compétition est rude entre les artistes car, s’ils veulent accéder au succès, ces derniers doivent s’associer avec des galeries qui leur permettront d’avoir un rayonnement international les taxes et la faible visibilité des artistes permettent sans doute de comprendre pourquoi les collectionneurs chiliens sont si peu nombreux. L’édition inaugurale de la première foire d’art au Chili, la Feria Chaco, en 2009, a marqué une étape importante pour le développement du marché intérieur national, cependant, pour reprendre les mots de Ruela-Gossi, « ce qui manque terriblement au Chili, c’est l’engagement des entreprises et du gouvernement. Pour le moment, leur investissement est quasi-inexistant. » Parallèlement, pour beaucoup de pays africains, qui ont été privés de la prospérité économique à laquelle le marché de l’art européen doit son essort, la préservation de l’héritage artistique a pâti de la situation, tout autant que le marché de l’art qui peine à se développer. Valerie Kabov, de la First Floor Gallery de Harare, au Zimbabwe, a notamment insisté sur les difficultés rencontrées par les artistes zimbabwéens dans une interview avec AMA : le matériel artistique est une denrée rare et très onéreuse, tandis que l’éducation artistique est limitée, de même que le l’appareil linguistique critique et théorique en langue shona, première langue du pays. Par ailleurs, le fort taux de chômage place les artistes dans une situation difficile, ces derniers devant nécessairement vivre de leur art. La First Floor Gallery Harare est un des seuls lieux dédiés à l’art dans la capitale du Zimbabwe, mais sa présence lors d’événements internationaux comme la 1:54 African Art Fair de Londres laisse espérer qu’un marché de l’art stable se développera bientôt au Zimbabwe. Un article paru dans le Daily Graphic, un journal ghanéen, a souligné l’absence critique d’une galerie nationale au Ghana. Le peintre ghanéen, le Professeur Ablade Glover, y attire l’attention sur le fait que « la nation ne possède aucune œuvre » de l’artiste El Anatsui, qui vend pourtant ses œuvres pour plus d’un million de dollars sur le marché international, comme d’autres artistes ghanéens. Selon lui, il s’agit tout bonnement « d’un sacrilège ». Par ailleurs, l’article fait également remarquer que l’absence d’une galerie nationale pose problème aux jeunes artistes ghanéens en quête de leur héritage artistique, car il n’existe aucune institution en mesure de présenter une collection cohérente de maîtres ghanéens. L’état des lieux que nous venons de dresser révèle à quel point l’existence et la bonne santé d’un marché de l’art national est cruciale afin que les artistes puissent continuer à produire des œuvres et à gagner leur vie ; bien que la raison d’être de l’art ne soit pas directement commerciale, les infrastructures d’un marché de l’art stable permettent de créer les conditions optimales pour l’épanouissement des artistes. Certains acteurs du monde de l’art considèrent sans doute leur situation dans un tel marché comme une évidence, et bien que les pays dominants comme la Grande-Bretagne, les États-Unis et la Chine s’intéressent à des artistes issus de contextes et de formations variés, cet esprit d’intégration très positif ne fait pas oublier une vérité troublante : celle du décalage qui existe dans le regard que l’on porte sur les artistes de par le monde, certains se trouvant forcés de quitter leur pays pour poursuivre leur carrière ; celle de l’ambition d’une diversification du marché de l’art, qui est encore loin d’être menée à bien. Art Media Agency |
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