Sleeping Beauty – film de Julia Leigh
Ainsi, Lucy est-elle une étudiante peu farouche, qui vivote de petits boulots, apparemment complètement détachée de son corps, ne voyant aucun problème à le remettre en jeu, à en expérimenter les limites, moyennant finances ou pas. Fréquentant des bars peuplés d’hommes mûrs et aisés, elle exerce sur eux une fascination qui semble d’autant plus grande que sa beauté est virginale, c’est-à-dire qu’elle paraît beaucoup moins âgée qu’elle ne l’est. Passive en tous points devant l’existence, elle ne rechigne pas à se laisser jouer à pile ou face, se soumettant volontiers à la libido des autres ; et préfère attendre de se faire virer plutôt que de quitter un boulot qu’elle déteste.
Un jour, tombant sur une obscure petite annonce dans le journal de l’université, elle postule pour un job très lucratif. Reçue dans une luxueuse demeure à l’écart de la ville, elle est recrutée en tant que sommelière en porte-jarretelles pour les soirées privées de riches vieillards, prévenue qu’en cas d’indiscrétion, de terribles représailles l’attendraient. Malgré un premier mouvement de recul, Lucy accepte bientôt une promotion : artificiellement endormie, elle repose nue dans une chambre où elle est livrée aux fantasmes de ces hommes auxquels une seule restriction est imposée : pas de pénétration. Son « vagin sera un temple ». Mais qu’il y ait pénétration ou non, le corps peut-il être marchandé comme un vulgaire produit industriel ? La réponse de Julia Leigh est claire : c’est un non ferme et sans appel. Dès lors que le corps est soumis à un désir unilatéral, il est violenté ; lorsqu’il n’y a pas de réciprocité des désirs, le corps marchandé est asservi ; l’adhésion passive ne constitue pas une forme de consentement.
Le profond malaise du spectateur s’accroit alors à mesure qu’il est forcé d’assister à ces scènes où le corps frêle de l’héroïne subit l’Eros de ceux qui s’abreuvent de sa jeunesse et de sa beauté. Il y a là quelque chose de nécrophile dans leur façon de toucher ce corps qui ne réagit pas, et de méphistophélique, dans ce que la légende faustienne peut comporter de plus effrayant, de plus malsain. Ce n’est pas le doux baiser du prince qui viendra éveiller la princesse endormie ; ici c’est la mort qui rôde alentour et couvre cette jeune fille, réduite à n’être plus qu’un corps dépossédé de sa chair, de son haleine putride. Un cri primal, une répulsion venue du plus profond de l’humanité qui lui est déniée, est la seule réponse possible. La beauté des décors, le calme du sommeil n’en sont que plus terrifiants. La mise en scène ne ménage pas le spectateur : elle veut le secouer, l’interpeller par tous les moyens. Ainsi elle l’implique par exemple, dans un dialogue avec un client, qui fixe la caméra d’un regard froid tandis qu’il effectue l’étrange récit d’une nouvelle semblant faire écho au sentiment de sa jeunesse perdue. Elle le déconcerte, fait peser sur lui ces mêmes silences qui poussent Lucy à ressentir le besoin de comprendre ce qui a lieu durant son sommeil. Jusqu’où peut-on pousser l’objectivisation du corps, jusqu’où peut-on en faire le sujet d’une expérience extérieure ? martèle la réalisatrice en faisant grandir le rejet dans l’esprit de Lucy et dans celui du spectateur.
Le récit de la vie de Lucy est peuplé d’énigmes, et Julia Leigh n’en résout aucune ou presque, laissant le spectateur en proie à une perplexité qui ne le quitte gère, à tel point qu’il est difficile, même longtemps après la fin de la projection, de décider vraiment si l’on a aimé le film ou non. C’est peut-être à la fois sa force et sa faiblesse : perturbant sans jamais être provoquant il est sans doute nécessaire, et interpelle chacun si profondément qu’il faut réellement le voir pour se forger sa propre opinion sur une question d’éthique extrêmement complexe, qui renvoie l’humanité aux angoisses les plus troubles de sa psyché.
Raphaëlle Chargois
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Sleeping Beauty
De Julia Leigh
Avec Emily Browning, Rachael Blake et Ewen Leslie
Sortie le 16 novembre 2011
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