Mademoiselle Chambon
Ritournelle à deux voix
Jean (Vincent Lindon) est maçon de profession. C’est un homme bon, au cœur simple et affable, un homme heureux en mariage, passant ses journées à bâtir des maisons sur le sol de ses certitudes et sa vie à n’en faire trembler aucune. Un de ces êtres aux mœurs discrètes et aux ambitions modestes dont l’existence réglée n’a manifestement jamais souffert du doute. La rencontre fortuite de l’ouvrier avec Mademoiselle Chambon (Sandrine Kiberlain), petite institutrice de province éclairée et violoniste mélomane à ses heures perdues, va briser le refrain de cette partition sans surprise. Une détonation sourde qui va faire vaciller le cours tranquille de ces deux existences promises chacune au peu de rien dans le cycle sans fin de la répétition du quotidien. Sonnant le réveil des sens et le retour à la vie de ces deux existences endormies, frappées l’une comme l’autre par la même fulgurance, prêtes à s’embraser ensemble, à l’évidence.
Exercice excessivement difficile pour le réalisateur que de donner du souffle et de l’intensité à un épisode du quotidien qu’il s’agit, non de magnifier, mais de ressaisir dans sa simplicité et de faire apparaître dans sa nudité. La situation initiale comme l’intrigue qui va progressivement s’y enraciner, à la manière d’un accident de parcours dans la trajectoire unique de deux vies ordinaires, ne sont pas les ressorts privilégiés d’une mécanique du spectaculaire. Et pourtant, rien n’est plus périlleux que de s’atteler, comme s’y applique avec talent Stéphane Brizé, à filmer la vie dans sa banalité sans renvoyer le spectateur à sa torpeur. Rien de plus délicat aussi que de s’engager à cœur et à corps perdus dans la beauté du sentiment sans basculer aussitôt dans la mièvrerie et le sentimentalisme désuet. Un défi de taille, admirablement relevé par un réalisateur et des acteurs à la hauteur.
Vertige de l’amour
Toujours à bonne distance des acteurs, la caméra de Stéphane Brizé capture des instants de grâce qui forcent la contemplation. Une nuque dégagée, légèrement inclinée, cherchant l’épaule du violon. Un appel à la caresse où le corps, dans un geste à peine esquissé, dévoile sa fragilité face à la violence du sentiment et sa faiblesse face à l’impatience du désir. Les regards échangés, timides mais intensément expressifs, délivrent ce que le cœur ne saurait taire ou à lui seul garder et que la pensée aurait pourtant peine à formuler. Stéphane Brizé habite admirablement son sujet tout en s’y retirant, pareil à un créateur qui se serait silencieusement absenté du monde pour livrer ses créatures au jeu de l’amour et du hasard. La tonalité infiniment mélancolique du drame amoureux est habilement orchestrée par le croisement de variations sonores et de suspensions temporelles exacerbant l’impatience des amants alternativement transis et interdits. La musicalité contrastée des séquences opère comme un indice de délimitation des frontières : du martèlement assourdissant du maçon aux airs délicats du violon, les vibrations contraires de ces deux corps à l’étreinte brisée d’avance, instruments fragiles d’une passion sans issue, vont entrer en résonance. Composition originale au refrain hypnotique et entêtant, interprétée en rythme et avec justesse, la mélodie de la narration est sans fausse note.
Chasseur de nuit
Pour resserrer ses séquences et recentrer son regard captateur d’images sur chacune des émotions singulières de ces héros de l’ordinaire sans en contrefaire aucune, Stéphane Brizé a dû, en marge du tournage, exploiter en pensée l’arrière-plan de l’existence de ses personnages. Autrement dit en déconstruire la généalogie, invisible à l’écran, subliminale à l’image et tacite dans le cadre de la narration. Un travail d’analyse à caractère essentiellement fictif qui ne fait pourtant qu’exalter davantage la vérité du récit. Tourné en format cinémascope, le long-métrage, renvoyant le drame à sa dimension épique, héroïse l’ordinaire sans jamais cesser de filmer ses personnages à hauteur d’homme. Ménageant l’espace interne propice à l’éclosion et à l’épanouissement des sentiments, le réalisateur convertit l’histoire simple du roman d’Éric Holder en un tableau vivant où l’esthétique, à même la toile, donne à l’écran un pouvoir de suggestion lyrique. Un drame au creux duquel, en peu de scènes et peu de mots, beaucoup de choses sont dites, d’autres montrées.
Avec un scénario dont les dialogues renferment plus de sens implicite qu’explicite, Mademoiselle Chambon ressaisit avec élégance un style d’expression où la profondeur du sous-texte triomphe et l’emporte sur le bavardage inutile. Avec Stéphane Brizé, il faut savoir lire entre les lignes, qu’elles soient de force ou de fuite : les séquences ne font pas toujours apparaître au premier plan les enjeux essentiels ; nombreux sont ceux que le réalisateur développe, à la manière de négatifs photographiques, dans l’obscurité et la discrétion la plus totale, en retrait du champ de première visibilité, comme à l’antichambre du drame qui se prépare. Réaliste, le film n’en est par ailleurs pas moins attentif aux lumières capables de produire au sein même du réel une impression de mirage, ni moins attaché à l’éclat des images dont les couleurs attisent l’intensité.
Héros discret
Rares sont les réalisateurs qui savent encore passionner les foules sans céder à l’excès des mots et des images ou tomber dans l’emphase du drame. Une passion en sourdine, telle est la merveilleuse contribution de Stéphane Brizé à l’édifice du cinéma français. Un film à l’écoute des silences de la langue, fidèle à une émotion dont il ne refoule pas l’extrême fragilité et dont il déclôt la pure beauté. Ne reculant pas devant l’abîme ouvert pas la simplicité mais s’y jetant absolument, comme au-devant du vide, Stéphane Brizé accomplit une prouesse des plus difficiles et in fine des plus spectaculaires. En équilibre sur le fil des affects comme sur la trame du récit, le réalisateur, toute temporalité suspendue, chorégraphie avec grâce, la gestuelle épurée et sans réplique du sentiment.
Vincent Lindon n’interprète pas seulement, mais ressaisit le personnage de Jean dans sa vérité la plus immédiate et la plus profonde. Exécutant avec précision et justesse chacun des gestes de l’ouvrier maçon comme s’il les répétait depuis l’enfance. Jamais en excès ni en défaut de jeu, jamais non plus au-delà ou en deçà de son personnage, Vincent Lindon, toujours à la hauteur de son rôle, est un acteur de grand talent engagé au service de l’action dramatique, ne jouant que pour et par elle, jamais pour lui seul. Acteurs dont la sensibilité et la générosité semblent sans limite, Vincent Lindon et Sandrine Kiberlain donnent sans réserve beaucoup d’émotion sans rien affecter de la retenue et de la pudeur propres à l’œuvre cinématographique de Stéphane Brizé qui dirige ses acteurs avec intelligence mais aussi – à l’évidence – avec amour.
Sans effet artificiel ni effusion superflue, la passion sacrifiée de « Mademoiselle Chambon » chavire et enivre sans jamais trahir sa nudité ni transgresser sa simplicité. Portée à son comble pour la scène finale – dont l’issue ouverte sur une alternative d’ores et déjà déchirante rappelle à certains égards le tourment des derniers instants du chef-d’œuvre de Clint Eastwood « Sur la route de Madison » – l’émotion tenue d’un bout à l’autre du long-métrage et retenue du même coup sur la durée chez le spectateur, déborde d’un côté comme de l’autre de l’écran, laissant la salle dans un silence contemplatif et introspectif qu’aucun mot ne saurait rendre à la parole.
Nora Monnet
« Mademoiselle Chambon »
D’après le roman de Éric Holder paru aux éditions Flammarion
Sortie le 14 octobre 2009 / Durée : 1h41
Réalisation / Stéphane Brizé
Scénario / Stéphane Brizé et Florence Vignon
Avec Vincent Lindon, Sandrine Kiberlain, Aure Atika et Jean-Marc Thibault
Distribution / Rezo Films
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