Bertrand Lavier – Centre Pompidou
L’exposition se construit autour d’une cinquantaine de pièces majeures, dont plusieurs créations récentes, retraçant l’ensemble de l’œuvre de l’artiste, depuis 1969. Bertrand Lavier s’est affirmé depuis plusieurs décennies comme l’une des figures incontournables de la scène européenne de l’après modernisme. Tous ses « chantiers », comme il désigne ses séries de travaux qu’une grande variété de matériaux et de techniques caractérise, émettent sur la même « longueur d’onde » : esprit, humour, goût du paradoxe, virtuosité.
Pour cet artiste, bâtir une œuvre contemporaine, c’est poser un regard singulier sur la réalité puis par des gestes minimes, presque banals, c’est la détourner, la démontrer par l’absurde, par des rapprochements inattendus et ainsi, en faire surgir des instants poétiques. Peintures industrielles, objets peints, objets superposés, objets soclés, Alfa Roméo accidentée, Walt Disney Productions, néons d’après Stella, vitrines au blanc d’Espagne, tissus d’ameublement ou statuettes africaines… : l’exposition éclaire l’incomparable aptitude de Lavier à remettre en cause nos certitudes sur l’identité de la peinture, de la sculpture, de la photographie ou de la représentation.
À ses débuts, dans les années 1970, l’artiste engage une critique de l’art conceptuel alors triomphant. La recherche de l’émotion brute est l’un des fils directeurs de la production de Bertrand Lavier qu’il mène par l’utilisation d’objets phares de l’imaginaire collectif. Sa principale préoccupation est de remettre en cause les identités. L’artiste emprunte ainsi, en 1987, les motifs de l’univers du sport, en faisant construire un court de tennis pour la Documenta 8. Il veut retenir la beauté du geste sportif et même son panache.
Depuis la ligne blanche peinte sur la vigne vierge en 1969 jusqu’au souffleur de feuilles mortes placé en 2012 au-dessus d’un meuble Art déco, Bertrand Lavier a bâti une œuvre qui, au gré de divers « chantiers » ouverts mais jamais fermés, invite son public à se déprendre de ses certitudes. Jouant avec les catégories, les codes, les genres et les matériaux, l’art de Lavier manifeste une inclination profonde pour l’addition, le croisement, l’hybridation, la transposition. La rétrospective du Centre Pompidou, organisée thématiquement et non chronologiquement, propose, en une cinquantaine d’œuvres, un parcours qui met en évidence cette entreprise de court-circuit des identités. Un piano recouvert de son image picturale, un réfrigérateur sur un coffre-fort, un ours en peluche soclé à la façon d’un objet d’art primitif dont le regard hésite entre une voiture accidentée et un canapé en forme de lèvres posé sur un congélateur, des néons, un film, une tapisserie et une mosaïque rejouant des peintures célèbres ou encore des moulages en bronze nickelé de statuettes africaines, voilà quelques-uns des moments d’une exposition qui sollicite à parts égales l’œil et l’esprit. Quand, de l’autre côté d’une vitre, dans une grande boîte inaccessible, le spectateur découvre de belles peintures et sculptures abstraites, qui reproduisent les œuvres de fiction d’un musée d’art moderne visité par Mickey dans une bande dessinée d’antan, il mesure à quel point Lavier incite le public à renouveler en permanence sa vision.
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De ses études d’horticulture, Bertrand Lavier a gardé le souvenir d’une technique qui constitue le cœur de sa méthode : la greffe. Si les éléments greffés l’un sur l’autre vont changer au fil des années et selon les « chantiers » ouverts par l’artiste, la logique créatrice reste la même. Dès 1980, Lavier s’adonne à une curieuse greffe : la représentation picturale d’un objet, par exemple un miroir, un piano de concert ou le tableau d’un autre artiste, est greffée sur cet objet lui-même. Une peinture figurative d’un nouveau genre est ainsi née. Peu après, c’est un réfrigérateur qui est transplanté sur un coffre-fort pour une étonnante combinaison sculpturale. Des superpositions d’objets de toutes sortes verront par la suite le jour.
Lavier greffe aussi les styles. En 2002, il demande au studio Harcourt, célèbre pour ses images qui rêvent d’éternité, de photographier des statues de cire du Musée Grévin, qui cherchent, elles, à être le plus réaliste possible. L’année suivante, il inaugure une série de pièces fondées sur un croisement tout aussi audacieux : des fameuses peintures à bandes de l’artiste américain Frank Stella sont refaites avec des néons. Parfois encore, Lavier joue avec des greffes existantes, comme celle de la signature Picasso sur l’objet peint qu’est la carrosserie d’une automobile Citroën. Toute l’œuvre de Lavier témoigne d’une confiance dans les vertus de l’addition, de l’hybridation. Comme il dit : « L’entité obtenue grâce à la greffe vaut toujours plus que la somme de ses parties ».
Après le readymade : La forme, l’émotion
Avec Bertrand Lavier, le readymade échappe à Marcel Duchamp. Le Porte-bouteilles que celui-ci avait acheté en 1914 pour le transformer en œuvre d’art se voulait un objet neutre, froid, industriel, un pur concept. La Giulietta, cette Alfa Romeo accidentée que Lavier est allé « sauver » en 1993 dans une casse s’éloigne radicalement du modèle duchampien. Avec elle, l’objet industriel n’est plus fidèle à son concept d’origine : il est manifestement arrivé quelque chose à cette voiture, qui se donne, dans son état présent, comme un véritable bloc d’émotion. De la même façon, quand il pose le canapé rouge en forme de bouche, conçu par Salvador Dalí, sur un congélateur blanc, Lavier joue avec les couleurs, met en tension la courbe et l’angle droit. Il érotise le readymade. Et Teddy, le petit ours en peluche, soclé à la manière des objets dans les musées d’art primitif, a lui aussi vécu.
L’art de Lavier incarne ce moment de la sensibilité esthétique où le readymade cesse de valoir pour lui-même et devient un moyen d’expression parmi d’autres au service de l’artiste.
Des choses et des mots
Quand Bertrand Lavier fait ses débuts, le mouvement artistique dominant est l’art conceptuel. Ce contexte éclaire ses premiers travaux. Si l’art conceptuel suppose un accord entre les choses et les mots, Lavier, quant à lui, dresse le constat inverse, non sans humour : les mots ne correspondent pas aux choses. En 1974, le premier « chantier » qu’il ouvre, les « peintures industrielles », a cette discordance pour ressort. Sur un mur ou sur une toile, un diptyque se partage en deux parties égales, révélant deux nuances d’une même couleur. Lavier a utilisé des peintures de même dénomination produites par deux fabricants différents. Les mots sont identiques, les choses ne le sont pas. Peu après, le jeune artiste montre d’une autre façon, avec Polished, les ordres irréconciliables du langage et du réel. Il a rédigé en français le descriptif d’une petite sculpture. Le texte a ensuite été traduit dans onze langues. Chacune de ces traductions a donné lieu à la confection de l’objet qu’elle décrit. Il y a, entre les douze objets, autant de différences qu’entre les deux couleurs de même nom. Lavier trouvera d’autres
moyens de mettre en évidence l’écart entre les choses et les mots. Une superposition d’objets réalisée en 1988 consiste à placer une petite sculpture d’Alexander Calder sur un radiateur de la marque Calder.
La discordance entre les mots et les choses s’est encore accrue : ce ne sont plus deux nuances d’une couleur que le verbe ne distingue pas, mais une magnifique œuvre d’art et un banal appareil de chauffage.
La photo sans la photo
Lavier aime jouer avec les genres et les techniques. Si l’une des propriétés essentielles du geste photographique consiste à cadrer une portion du réel, alors Lavier, dans plusieurs séries d’œuvres, se fait photographe, avec toutefois la particularité de ne pas utiliser d’appareil photographique. Avec Philips, il cadre une portion de mur en l’éclairant, mettant en scène la valorisation qui accompagne automatiquement le fait de cadrer. Avec Melker, il cadre la partie centrale d’un morceau de tissu d’ameublement en la repeignant comme il le fait avec les « objets peints ». Avec Cole & Son, il encadre et met sous verre un détail d’un papier peint collé sur la cimaise, proposant un tableau parfaitement intégré à son décor. Avec les Photo-reliefs, il découpe un objet afin que celui-ci épouse le cadrage selon lequel il a été photographié. Avec la grande Composition en céramique, il reproduit une portion d’un terrain de basket-ball. Le motif prend ainsi une dimension décorative et le matériau suggère une fragilité qui, l’une et l’autre, sont étrangères aux origines sportives de l’œuvre.
Avec de telles œuvres, Lavier rappelle que le réel, qu’il arrive directement dans notre champ de vision ou par l’intermédiaire de la photographie, du cinéma ou de la télévision, est toujours cadré. Mais, loin de l’éprouver comme une fatalité malheureuse, il fait du cadrage une véritable méthode de création
L’art de la transposition
Selon l’esthétique moderniste, chaque art a pour mission d’exalter sa spécificité, ce qui le rend distinct des autres arts : la peinture doit chercher à être la plus picturale et la sculpture à être la plus sculpturale, etc. Avec Lavier ce credo n’est plus à l’ordre du jour. Dès 1978, il le rend manifeste en réalisant une sculpture avec un bloc de peinture, puis en faisant tirer un moulage en bronze de cette peinture en trois dimensions. En 1986, il imagine un diptyque consistant en la photographie d’une surface recouverte de peinture rouge, dont une moitié a été elle-même recouverte d’une peinture identique. Un véritable chassé-croisé entre photographie et peinture qui brouille l’identité des deux. À la fin des années 1990, Lavier entreprend de convertir en grandes toiles abstraites les badigeons blancs des vitrines de commerces en chantier. Toute l’œuvre de Lavier donne des exemples multiples et variés de cette pratique de la transposition, du passage d’un état à un autre. Si, avec les Walt Disney Productions, ce sont les œuvres imaginaires d’une bande dessinée qui deviennent des tableaux et sculptures réels, ce sont parfois d’authentiques chefs-d’œuvre de l’histoire de l’art (Paul Signac, Mark Rothko ou Frank Stella) que Lavier n’hésite pas à transposer dans d’autres matériaux.
En 2012, un Christ anonyme en bois de la fin du XXe siècle, sans bras ni tête, ressuscite dans un bronze d’orfèvrerie. Pour Lavier, une œuvre reste vivante tant qu’elle peut être ainsi l’objet d’une transposition.
Nouvelles impressions d’Afrique
Invité à participer, en 1995, à « Afrikus », la Biennale d’art contemporain de Johannesburg, Bertrand Lavier fait socler à la manière des objets présentés dans les musées d’ethnographie, différents artefacts. Depuis cette date, il a renouvelé l’opération à différentes reprises : avec un verrou, un skateboard, un casque de moto, un siège de designer célèbre ou encore un taille-haie. Ainsi présentés ces objets changent de nature : bien qu’appartenant à notre quotidien, ils se chargent d’une forme d’étrangeté. Ils nous amènent aussi à nous interroger sur le statut de bien des objets d’art primitif que consacre leur mode d’exposition muséal. Avec les objets soclés et plus encore avec Nautiraid, un kayak d’aujourd’hui en très mauvais état, méticuleusement restauré comme le serait un objet antique, Lavier nous transporte dans un musée archéologique du futur consacré à notre civilisation. Si, en étant ainsi soclés ou restaurés, les objets les plus ordinaires se « primitivisent », à l’inverse les statuettes africaines en bois dont Lavier a fait réaliser des moulages en bronze nickelé deviennent des objets d’orfèvrerie occidentaux. L’artiste brocarde ici la vogue décorative des statuettes africaines. Une céramique murale de 2008, inspirée des peintures de l’artiste sud-africaine Esther Mahlangu, confirme le tropisme africain de l’art de Lavier et son désir d’appliquer sa méthode de la greffe à des esthétiques et techniques issues de cultures différentes.
Aux mêmes dates au Centre Pompidou :
- Nouvelles architectures. Fonds régiaux d’art contemporain (du 5 septembre au 14 octobre 2012)
- Adel Abdessemed, « Je suis innocent » (du 3 octobre 2012 au 7 janvier 2013)
- Mircea Cantor – Prix Marcel Duchamp 2011 (du 3 octobre 2012 au 7 janvier 2013)
- « Voici Paris, Modernités photographiques, 1920 – 1950 » (du 17 octobre 2012 au 14 janvier 2013)
- Salvador Dali (du 21 novembre 2012 au 25 mars 2013)
Bertrand Lavier, depuis 1969
Du 26 septembre 2012 au 7 janvier 2013
Du mercredi au lundi de 11h à 21h00
Nocturnes tous les jeudis jusqu’à 23h – Fermeture des caisses à 22h
Tarifs : 13€, TR 10€ / 11€, TR 9€ selon période / Forfait donnant accès à toutes les expositions temporaires et aux collections permanentes du musée
Centre Georges Pompidou
75004 Paris
A découvrir sur Artistikrezo :
– Les grandes expositions parisiennes en octobre 2012 et décembre 2012
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