Lokiss – interview (1/2)
Exposer aujourd’hui aux côtés de Daim, c’est une façon de renouer avec les origines de votre travail ?
Mon essence, mon vocabulaire de départ sont là. Daim a inspiré 80% du graffiti mondial, en y introduisant le travail sur la lumière, je trouvais ça bien de le montrer… Et je suis tout le temps rattrapé par ça. Même quand je faisais du multimédia à l’autre bout du monde, on était très content que j’ai été graffiti writer… Je l’ai souvent vu comme un poids, parce que c’est réducteur dans l’esprit des gens. Là, c’est une façon de prendre une forme de revanche. Je veux montrer que c’est parce que je suis sorti des codes du graffiti que j’ai pu renouveler le genre. L’exposition parle de mes inspirations : Kupka, Moholy-Nagy, Duchamp pour une part, le futurisme… L’idée, c’est d’expliquer comment un vocabulaire graffiti peut se nourrir d’autres influences, et à cette condition, s’inscrire vraiment dans l’histoire de l’art. J’aurais aimé mélanger mes œuvres avec des dessins de Masson, Kupka… Quand je fais partir des losanges dans tous les sens, derrière, il y a Sonia Delaunay.
Kupka, vous l’avez découvert quand ?
Quand j’ai commencé le graffiti, je ne savais pas dessiner, et je n’avais aucune envie de devenir artiste ! J’ai appris avec le graffiti. Kupka est devenu important pour moi vers 1988-1989, à partir du moment où je renonce totalement à faire des lettres à la new-yorkaise, où je fais exploser les contours et où je travaille avec des formes graphiques. Il n’y a plus un fond et des lettres, tout se mélange, je suis dans l’improvisation. Kupka, dans ses dernières oeuvres, raconte une histoire derrière ses formes. J’y trouve une forme d’énergie spirituelle. Mais je me suis fait insulter ! Je dois être l’un des premiers qui ait abandonné la bombe et changé d’outils, pris aussi du rouleau. A l’époque, c’était inconcevable. Il y avait un vrai formalisme de la forme et de l’outil. J’ai été accusé d’incapacité à faire des lettres…
Mais le fait de se renouveler fait pourtant partie de la culture graffiti…
Oui, c’était même l’essentiel ! Et c’est quelque chose qui a été oublié. Parfois on me demande de refaire ce que j’ai fait. Mais il s’est passé tellement de choses depuis ! Beaucoup d’artistes bloquent sur un truc et font leur business là-dessus, parce que c’est vrai que se renouveler n’est pas commercial. Ca a un coût, parce que les gens sont chaque fois un peu surpris. Beaucoup ont tendance à trouver un gadget et à le répéter à l’infini… Et je trouve ça très triste, parce que ca contredit toute l’essence du graffiti…
Vous avez multiplié les médias et les noms d’artistes. Pourquoi ?
Un de mes maîtres, c’est Wolf Vostell, qui dès les années soixante-dix mettait des écrans de télé à l’intérieur de ses toiles. J’ai toujours essayé de mélanger les médias entre eux, et j’ai touché un peu à tout. Ca commencé par le web. J’ai commencé à faire des films, avec du design sonore. A partir d’un projet de chronique musicale du peer-to-peer, j’ai aussi abouti à une fiction, avec le personnage d’Ana Vocera, une prostituée sur le web (1). Cela a amené d’autres vidéos et un vrai travail sur la musique. Mais je ne me considère pas du tout comme un musicien. Je me sens encore très démuni par rapport à ça, mais ça touche à une abstraction qui est très intéressante.
Vous avez déclaré que l’une des constantes de votre travail a été l’interactivité…
Je voulais faire le lien entre mes murs et mes installations interactives. Quand tu es dans la rue, que tu as un public qui s’arrête, qui te parle, ou trente gamins en train d’épier le moindre de tes traits à la bombe, c’est le début de l’interactivité. Dans le graffiti, quelqu’un te recouvre, quelqu’un te détruit, c’est un art qui se nourrit sans cesse. C’est une des seules formes d’art ouvertes au public, à la destruction, au recouvrement… Dans un atelier, j’essaye de recréer cette interactivité. Très artificiellement, puisque c’est moi qui la provoque ! Une toile ratée est intéressante, parce que je reviens dessus. C’est un processus artistique de base, mais j’essaye de pousser ça assez loin, en travaillant par décapage, en construisant une histoire sur la toile. On voit les couches, les choix successifs… La difficulté, c’est d’arrêter. Je suis allé vers le multimédia parce que je voulais une œuvre autogénérative, qui ne s’arrête jamais… Pour moi, une œuvre terminée est morte, c’est pour ça que la vendre et la voir partir ne me pose pas de problème. Ce qui est beau, c’est de la faire.
Qu’est-ce qui vous a séduit dans la création par ordinateur, sur laquelle vous vous êtes concentré pendant plusieurs années ?
Pour moi, c’était magique. Un peu comme un batteur qui découvre la boîte à rythme j’imagine, tout d’un coup tu peux dépasser tes limites physiques ! Quand je faisais des visages à la fin des années 90, j’étais déjà dans une sorte de tridimension. Avec un ordinateur, tu te rends compte que tu peux tourner autour de l’objet – une possibilité que je retrouve aussi dans la sculpture. Ensuite, j’ai aussi découvert la vidéo. J’ai arrêté parce que mon corps n’en pouvait plus. Je suis quelqu’un de très physique, et rester sédentaire toute une journée est difficile pour moi. Mais ça a été une ouverture mentale énorme.
Comment s’est passé le retour à la peinture ?
Ca a été très dur, parce que mentalement j’arrivais avec toutes les possibilités de l’ordinateur, jusqu’au ‘pomme z’ ! Si je veux faire dix millions de particules qui s’enroulent, à l’ordinateur j’en ai pour dix minutes. En peinture je ne peux pas, où il faut passer un an et demi sur une toile, et je suis trop impulsif pour ça. Mais il était temps…
[Visuel : Lokiss, Gouffre, 2013. Acryliques sur inox. 130 x 195 x 3]
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