Lek – interview (3/3)
Lire la précédente partie de l’interview…
… Et du côté de l’abstraction, il y a des images que vous aviez en tête ?
Pas forcément. Ce que je sais, c’est que j’ai été très frappé par Frank Stella. Un ami m’avait emmené dans un musée et c’est la première fois de ma vie que je suis resté bloqué devant une toile. Peut-être à cause de la rigidité de son trait, je ne sais pas. C’était ma première émotion face à quelque chose que je ne connaissais pas, et qui était très loin de moi. Je me suis dit que je n’allais plus avoir le même comportement face à ce que chaque personne m’apportait. J’ai arrêté d’être complètement centré sur moi-même. Au final, je me suis inspiré du punk, du rock, du rap, de tout ce venait à mes oreilles ou à mes yeux. Quand tu viens d’un milieu comme le graffiti, tu as toujours l’impression d’être en guerre contre tout. Mais au bout d’un moment, il n’y a aucune satisfaction à se battre tout le temps. En architecture, je me suis fâché contre un prof avec qui je n’étais pas d’accord, et je n’ai pas terminé ma cinquième année. Je n’ai pas su me dire qu’il fallait acquiescer et trouver une autre direction. Au bout d’un moment, être en guerre, ça suffit. Aujourd’hui, j’essaye d’expliquer au maximum ce que je fais.
C’est pour cette raison que vous multipliez les projets collectifs ?
Biens sûr, même si les gens ont l’impression que quand tu es aussi présent que nous le sommes, tu es en train de tout bouffer. Mais on n’a jamais fait de projets seuls ! Au Palais de Tokyo, on était des dizaines, pour Mausolée aussi, et dans la galerie Itinerrance, où on a organisé une exposition après Mausolée, une dizaine… On a fait participer à nos projets une centaine de personnes. J’ai tellement d’amour pour ce milieu que j’aimerais que tout le monde vienne avec moi. Je veux pouvoir partager un maximum de cette culture-là, qui souvent n’est pas comprise.
Mais le regard change, non ?
C’est encore difficile à dire. Ca fait vingt-cinq ans que j’entends parler de mode. Je saurais que les choses ont vraiment changé quand je vivrais de ma peinture. Et si elles évoluent, c’est peut-être aussi parce qu’on prend maintenant le temps d’expliquer. Longtemps, on a voulu jouer les barbares, et du coup, personne ne comprenait ! Il faut être juste, aimer ce qu’on fait et le partager. C’est pour ça que je tenais à ce que « Mausolée » soit un livre d’art. Je suis fasciné par les bouquins, parce qu’ils retracent une époque. Avec celui-là, on a voulu montrer quarante personnes que personnes ne connaît. Mais si ce ne sont pas les Bains Douches, personne ne s’y intéresse parce que c’est trop glauque !
Vous vouliez laisser une trace ?
J’aimerais que dans quelques années, on revienne sur ce livre, parce qu’on a ouvert quelque chose qui ne se faisait pas en France. La Tour 13, je suis prêt à dire que c’est un peu grâce à Mausolée qu’elle existe. Même chose pour les Bains douches… Si on n’avait pas donné la direction, les galeries n’auraient jamais été dans ce sens. Je suis en train de défendre quelque chose d’utopique. Si tu ne le fais pas, tu ne peux pas comprendre pourquoi on le fait. C’est du sport extrême. On ne s’en rend pas compte parce qu’on croit que c’est de la futilité. Mais l’art n’est pas futile. Je n’aurais pas voulu vivre dans les années quarante. On a de la chance de pouvoir exprimer une culture. J’ai la chance de pouvoir dessiner, peindre, ouvrir des portes…
Pendant l’année qu’a duré l’aventure du Mausolée, vous n’avez pas douté ?
Bien sûr, ça a été un grand moment de doute. C’était une époque où j’avais travaillé pour mettre de l’argent de côté et vivre de mon art, alors que pendant des années, j’allais peindre juste après le boulot. Pendant un an, on n’a vécu que pour ça. Tous les jours, tu y vas. Et chaque jour, tu te demandes pourquoi tu fais ça. Bien sûr, s’approprier un lieu, c’est magnifique. J’ai été propriétaire de quarante mille mètres carrés à Paris ! C’est aux yeux des autres qu’on a commencé à comprendre ce qu’on faisait, comme quand on a fait venir Seth et qu’il nous a demandé pourquoi on n’en faisait pas un bouquin… Mais plus tu prends conscience que tu es en train de créer un musée, et plus tu te rends compte que tu n’as aucune prise sur le lieu, que n’importe qui peut venir le repasser… Donc au bout d’un moment tu commences à devenir fou, à te dire que tu fais ça pour rien.
Quels seront les prochains projets ?
Pendant qu’on travaillait sur les entrailles du Palais de Tokyo, on a fait intervenir clandestinement des artistes sur un tableau noir. Sowat en a fait un film en stop motion, « Tracés directs », diffusé au Palais de Tokyo. Ce qui est intéressant, c’est aussi de faire découvrir ça à des gens qui ne connaissent rien au graffiti. Tout le monde, dans le graffiti, se bat à vouloir être le premier. Mais en face, ca n’intéresse personne. Il faut juste savoir convaincre que ton travail est intéressant. A un moment, quand tu fais avec ce que tu fais au fond des tripes, ça ne peut que provoquer les choses. D’autres projets arrivent, mais le nerf de la guerre, c’est l’argent… On a des idées, mais il faut estimer le travail des gens, et ne pas systématiquement s’attendre à ce qu’ils travaillent gratuitement.
Vous envisagez de travailler seul à l’avenir ?
Pourquoi pas. Je l’ai déjà fait. Mais pour l’instant c’est dur d’avancer seul. Je me sens un peu comme un compositeur, et j’aime bien avancer avec la musique des autres. J’ai déjà fait des projets seuls. J’en ai parfois envie, mais c’est tellement jouissif de porter plein de gens sur un projet ! Dans le graffiti, j’ai tellement souffert de la solitude, de l’incompréhension. Arriver à un moment où les gens ont envie de travailler avec moi, de développer une composition où chacun se sent à égalité, c’est génial ! Si on est dans l’énergie, autant que la porte soit ouverte à plein de gens. Peut-être que plus tard, je n’aurais plus la force de courir, de traîner un peu trop tard le soir, et que je me mettrai à un travail plus personnel. Mais il sera encore plus abouti. Il a des choses que je donne, et d’autres que je garde, parce que je sais que ce n’est pas pour tout de suite.
Vous avez déjà une idée de ce qui viendra ensuite ?
Aujourd’hui, tant que je n’ai pas abouti le travail en cours, je ne passerai pas à une autre phase. Le travail pourrait aboutir par l’argent : à partir du moment où financièrement, tu es à l’aise, tu peux développer un autre type de travail. Tout ce que j’ai fait comme installation était de la récupération, des bouts de ficelle. Mais si tu commences à te présenter avec un cutter face des artistes contemporains qui font de la découpe numérique, tu passes pour un rigolo. L’argent détermine la façon de travailler. Je sais que tant que c’est fait avec des bouts de ficelle, je ne peux pas aboutir seul. Certains y arrivent sur toile, mais je n’en ai pas spécialement envie pour l’instant. Aujourd’hui, ceux qui me motivent, ce sont les artistes contemporains. Ce sont eux, mes lévriers. Le moteur, c’est d’arriver à trouver qui va plus vite que toi… Mes projets, c’est de courir…
Sophie Pujas
[Visuel : Lek & Sowat (Mausolee project). Photographies de Man – Art is Life. Flickr. Courtesy Sowat]
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