BEN : « L’histoire de l’art n’est qu’une histoire d’égo »
BEN – Benjamin Vautier : « L’histoire de l’art n’est qu’une histoire d’égo » |
Depuis plus de cinq décennies, Benjamin Vautier, dit Ben, né en 1935, construit un œuvre dont une grande part a été consacrée au message écrit. Rencontre.
Quel enfant étiez-vous ?
Je suis né dans une famille de cultureux. Mon père se levait de table si on parlait de Picasso. Pour lui, la peinture, c’était Rembrandt. Pour ma mère, la musique allait jusqu’à Beethoven. A table, on savait ce qui était beau et ce qui était laid. Je me suis révolté contre cette idée qui était dans l’atmosphère. Et tout a commencé par une histoire d’ego : vous êtes en classe, vous n’êtes pas très fort, vous avez un accent dont on se moque… Je me suis dit : il faut que je me fasse bien voir par les filles. J’ai eu l’idée d’un « os-club », nous étions plusieurs à porter un os autour du cou. Pour faire rire, et faire du nouveau. Quand vous êtes-vous dit que vous étiez un artiste ? Peut-être quand on a commencé à m’acheter ce que je faisais… Ou quand j’ai commencé à chercher une forme nouvelle, abstraite, que personne n’aurait fait. Kandinsky avait tout fait en 1913. Les petits points, ça faisait Delaunay, les plaques rappelaient Poliakoff… Un jour, j’ai pensé à la banane, et j’étais très fier de moi. Je suis allé voir Yves Klein, je lui ai dit : « Tu vois, maintenant je suis le roi de la banane, je suis le meilleur ! » Il m’a répondu : « Tes bananes, c’est fini, le monochrome est plus fort parce qu’il intègre toutes les formes ». D’après lui, le monochrome mettait fin à l’abstraction. Et j’ai mis mes bananes dans le tiroir…. Encore une conversation avec Klein. J’avais écrit un poème infâme. Il m’a dit : «Tu ferais mieux d’écrire. Tu es mieux du côté du mot que de la forme abstraite.» Avec Yves Klein, on s’est parlé peut-être deux ou trois fois, mais à chaque fois, il m’a mis face à moi-même… J’ai voulu mettre le sens dans mes tableaux, et j’ai commencé les écritures en 58. A l’époque, j’étais le seul avec Raoul Hausmann et un peu Dada, à employer des mots dans l’art. Aujourd’hui, tout le monde le fait. Ces mots, vous les avez aussi diffusés sur des produits de grande distribution. Que pensez-vous du fait que certains ne vous connaissent que par là ? Sur cette question, je suis hésitant. Parfois, je galvaude et je fais de la cavalerie que je regrette presque. Mais j’aime communiquer au plus grand nombre. Communiquer, ça veut dire ne pas être chez soi avec ses ouvres, ou dans une galerie. J’aime faire circuler des phrases qui ont un sens, posent une question. Qu’un gosse aille en cours avec un agenda où est marqué « Pourquoi vouloir être célèbre ? », je pense que c’est bien, c’est une bonne question. Quand j’ai commencé à faire des T-shirts, il y avait en très peu avec des messages. Maintenant, c’est devenu naturel. Dès 64, j’avais écrit : « Un jour, les gens s’exprimeront sur leur T-shirt. » Vous avez aussi très tôt écrit dans la rue… Oui, dès les années soixante, parce qu’il n’y avait pas autre chose. Avec mes premiers amis, dont Arman, pour nous exprimer, nous n’avions pas de galeries, parce qu’elles faisaient du figuratif décoratif, des mimosas etc… Nous n’avions que la rue ou le mail art, qui nous permettait d’écrire une idée et de l’envoyer, de la faire circuler. La rue, c’était idéal pour communiquer. Mais j’ai très vite arrêté, j’avais toujours peur de la police ! Pourquoi avoir rejoint le groupe Fluxus, qui voulait supprimer les frontières entre l’art et la vie ? J’ai rencontré George Maciunas, le catalyseur du groupe Fluxus, en 1962. C’était un révolutionnaire. Il voulait que l’art soit à la portée de tout le monde. Je trouvais ça impossible, puisque même Dada n’avait pas réussi… Mais son idée que l’art devait être divertissant et non pas ennuyeux m’intéressait. Et aussi la relation directe qu’il établissait entre la vie et l’art. On ne faisait pas semblant – si on faisait un spectacle, on mangeait vraiment, on cassait vraiment un violon, etc. Par opposition au théâtre comme lieu où faire semblant – d’être amoureux, de manger, etc. George Brecht a aussi compté pour vous, non ? Oui, beaucoup. Je trouve que c’est le plus important des artistes Fluxus, je ne me place pas à son niveau. C’est pourtant le moins souvent présenté. Ses pièces sont très simples. Il fait un clin d’œil, c’est une œuvre d’art ! Pour moi, cette simplicité, c’est la suite naturelle de Duchamp. Un de vos derniers projets, c’est une « Fondation du doute » qui a ouvert à Blois en 2013. Comment est-elle née ? Ce lieu qui accueillait un Musée de l’objet s’est retrouvé vide. On m’a proposé de le remplir avec ma collection Fluxus. J’ai accepté, mais comme ma collection est réduite, j’ai eu l’idée qu’on expose aussi celle de Gino di Maggio, qui a accepté. J’aimerais que l’esprit soit plus important que la matière, qu’on en sorte empreint du doute, du questionnement. J’avais déjà essayé d’ouvrir une Fondation du doute dans ma maison. Je voulais que les gens viennent sur un podium remettre l’art en question. J’ai toujours montré beaucoup d’artistes, dont Boltanski, Sarkis… J’ai toujours aimé les artistes qui provoquaient le débat. L’idéal serait que cette Fondation devienne un lieu zen, loin du tourbillon parisien. Je crois beaucoup à la citation, et j’aurais aimé qu’il y en ai plus dans les salles. Une citation, pour moi, c’est une pensée, et une pensée vaut parfois une œuvre d’art. Quand Picabia dit, « Là où l’art apparaît, la vie disparaît », ça vaut une œuvre de Picabia. Pourquoi le doute ? Mais parce que l’art, ce ne sont que des questions. Pourquoi peindre ? Pour la gloire. Pourquoi la gloire ? Pour emmerder les autres. Pourquoi ? Pour exister. Pourquoi vouloir exister ? Pour ne pas mourir… Je suis en questionnement perpétuel. La matière avec laquelle je travaille, ce sont des doutes. A Blois, chacun peut envoyer des questions, par mail ou par courrier. Je crois beaucoup au postal, qu’on peut punaiser etc… Ces questions, je les cherche ailleurs qu’en art, par exemple en médecine, où j’aimerais demander qu’on me donne un médicament pour augmenter l’inventivité. Ou à ce qu’on puisse cloner Buren pour voir s’il fera toujours des colonnes de la même taille… (Rire). Aujourd’hui, il y a une crise économique. Il peut y avoir des réponses culturelles à cette crise. Tous ces questionnements créeront un bouillonnement. Les musées, vous y allez souvent ? De moins en moins. Je ne sais pas si je devrais le regretter ou l’assumer. Je ne sais pas pourquoi. Est-ce que je suis jaloux, trop vieux, est-ce parce que je vois ce que je m’attendais à voir ? Il faut dire aussi que maintenant, avec Internet, vous avez vu l’exposition avant… D’ailleurs, au fond, j’allais aux expositions tant que je pouvais draguer les filles… Quel conseil donneriez-vous à un jeune artiste ? De ne pas oublier que l’histoire de l’art n’est qu’une histoire d’égo. On ne peut pas le supprimer, donc il faut l’assumer. Je conseille de ne jamais vouloir essayer de faire de la fioriture. De communiquer avec l’essentiel. L’art n’est pas compliqué. On n’est pas obligé d’avoir fait d’histoire de l’art, de connaître le Quattrocento pour faire de l’art aujourd’hui. Souvent, les jeunes se fourvoient dans une école d’art. Cela peut devenir un handicap pour exprimer sa propre singularité. Par exemple, Robert Combas est un artiste singulier, qui ne pouvait pas être autre que lui-même. Claude Viallat lui enseignait à faire du support-surface, il rentrait chez lui et faisait des bandes dessinées. Aujourd’hui, ce sont les bandes dessinées qui valent cher. Mais c’est vrai, Viallat lui a appris à peindre. Moi, j’aurais aimé apprendre la technique avec quelqu’un. Au fond je suis un mauvais artiste, mais un bon sex-maniac, et comme le sexe est derrière l’art… (Grand rire). Propos recueillis par Sophie Pujas |
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