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Patrice Leconte – interview

25 septembre 2012
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le magasin des suicides

Ces dernières années, vous avez réalisé beaucoup de films intimistes reposant surtout sur des duos d’acteurs, et à présent, vous proposez un film d’animation choral dans tous les sens du terme. Qu’est-ce que ça change au niveau de votre écriture ? Comment avez-vous abordé ce revirement ?

Eh bien je ne m’étais pas posé cette question… Ce qui est vrai c’est que d’aller fouiller les émotions, les sentiments et les âmes de duos d’acteurs dans une histoire simple en prise de vue réelle, ça me convient parce que j’ai l’impression d’aller le plus loin possible dans les sentiments et les émotions. Sans pour autant faire, j’espère, des films secs ou désincarnés.

En revanche, là, j’avais l’impression que ce film devait s’accompagner d’une espèce de foisonnement, de richesse de personnages, d’événements, de rythmes, et c’est ce qui nous a poussé entre autres à rajouter plein de petites conneries partout dans l’image, des trucs qu’on voit ou qu’on ne voit pas… Je voulais que le film soit assez riche, parce que forcément dans un film d’animation, même si les personnages ont une psychologie, une existence ; malgré tout on est dans quelque chose de plus superficiel, d’immédiat. Les personnages sont forcément moins fouillés donc il vaut mieux qu’ils soient plus nombreux, parce que sinon on s’ennuie. Imaginez deux secondes et demie qu’on refasse Confidences Trop Intimes ou L’Homme du Train en film d’animation ! Ce serait archi-bizarre quand même… Non ça n’irait pas, ça n’irait pas.

Est-ce que votre passé d’auteur de bande dessinée vous a aidé pour concevoir le film ?

Ah oui, oui, oui ! Je suis un beaucoup moins bon dessinateur que Florian Thouret et Régis Vidal qui se sont chargés de toute la partie graphique ; mais on a beaucoup communiqué, nous trois, lors des réunions de travail, avec des croquis. Même si les miens étaient maladroits, un petit croquis vaut mieux qu’un long discours.

Par exemple, je n’aimais pas les automobiles du film. Je voulais qu’elles soient rondes et molles, aussi tristes que les protagonistes. Alors je leur ai dit « Dessinez-moi des voitures-pantoufles ». Ils ne savaient pas ce que c’était que des voitures-pantoufles. Enfin moi non plus d’ailleurs – alors je leur ai dessiné comment je voyais des voitures-pantoufles et là ils ont compris, donc ils en ont refait, bien dessinées cette fois, mais rondes, moches, tristes.

Cette adaptation du Magasin des Suicides consiste pour vous à bien des niveaux en une innovation : vous vous essayez, par exemple, à la fois à l’animation et à la technique 3D. Qu’est-ce que cela vous a apporté ?

La 3D, je l’ai imaginée dès l’origine. Je trouve ce procédé magique, vraiment formidable. J’espère qu’un jour, la 3D sera aussi facile à utiliser en tournage que les caméras traditionnelles. Du moins pour les films d’animation. J’imagine que quand Martin Scorsese a tourné Hugo Cabret, il a dû connaître sa douleur ! Parce que pour l’instant c’est d’une lourdeur… Et j’espère, je souhaite ardemment que la 3D soit un jour très facile à tourner, très facile à voir aussi.

Il y a quelques jours, des gens qui ont l’air de s’y connaître m’ont dit « Peut-être qu’un jour on sera capable de voir la 3D sans lunettes spéciales ». Han ! Je ne vois pas comment, mais imaginons, rêvons un peu ! Pour moi la 3D c’est aussi important pour le cinéma que l’apparition du son stéréophonique par rapport au mono ! C’est-à-dire que si aujourd’hui on revoyait un film en mono, on dirait « Mais c’est quoi ce petit son kiki, de rien du tout ? » Le son stéréo ce n’est pas pour vous en foutre plein les oreilles mais pour que le son soit plein ! Et l’image 3D – je ne parle pas pour ce film-là – mais en général, je trouve ça emballant. Même s’il n’y a pas d’effet spectaculaire lié à la 3D, de jaillissements où les gens font « Ah, j’ai peur de prendre cette grosse pierre dans la figure ! ».

Enfin voilà, la 3D j’y étais très attaché, très sensible, à condition que le film reste très dessiné, très graphique, et que ce ne soit pas de la 3D type animation Pixar. Les films Pixar sont remarquables mais on y perd la notion de dessin. Je voulais que ça reste avant tout du DESSIN animé. C’est pour ça qu’on a fait cette espèce de 2D en relief, de livre pop-up, qui donne un très bon rendu.

Et ce que ça m’a apporté, en termes de mise en scène / découpage / mise en scène pure – parce que ça a beau être un film d’animation, ça se met en scène quand même ; il y a un vrai travail de caméra, on panote, on se place à la verticale, on suit… – et de l’inspiration de l’adaptation, puisqu’on sait que ça va être de l’animation, c’est que ça donne une liberté inouïe ; il n’y a pas de limite. Vous mettez la caméra à la verticale, il pleut et les saisons passent, par exemple. Si vous faites ça en prise de vue réelle, bonjour ! Se dire : « On suit l’odeur de crêpe dans l’escalier, on passe la porte et on finit le plan sur Mishima », c’est très marrant à faire, parce qu’on peut la faire ! Ca m’a donné les ailes de la liberté et de la fantaisie.

Au niveau sonore, un détail frappe : un certain refus d’employer des voix connues. Il n’y a pas de « star » à l’affiche…

Non, je ne le voulais pas. On m’a un petit peu poussé à ça pour la renommée du film, mais j’ai résisté parce qu’à mon sens, ça ne rend pas service au film.

Imaginons deux secondes que je demande à Jean Rochefort de faire Mishima : on ne voit plus Mishima, on entend Jean Rochefort.

Ou alors si c’est pour demander à des acteurs connus de contrefaire leur voix, pour qu’on ne les reconnaisse pas, à quoi bon ?

C’est bancal, ça me met très mal à l’aise, d’autant que pour les films américains – ce sont tout-de-même les plus connus en matière d’animation – on prend des acteurs connus pour faire du doublage. Mais nous, sur un film français on fait les voix avant. On ne double pas les images : celles-ci se calent sur les voix. Ce qui est aussi le cas pour les voix américaines des films d’animation américains : elles sont enregistrées avant de faire l’animation, et puis ensuite on se met à faire du doublage avec des acteurs connus qu’on met sur l’affiche. Mais je ne voulais pas faire ça. Je voulais faire de l’animation avec de bons acteurs. C’est que des gens que je connais, qui savent chanter en plus, et il valait mieux qu’ils sachent chanter !

D’ailleurs, en parlant de cet aspect chanté, il y a plusieurs décalages dans ce film. D’abord il y a l’animation ; ensuite la 3D ; et puis enfin tout cet aspect musical. Est-ce que c’est quelque chose que vous aviez prévu dès le départ ou qui s’est imposé en cours de route ?

Faire un film musical, enfin, avec des chansons et beaucoup de musique, c’est un truc dont je rêvais depuis belle lurette. J’attendais que l’occasion se présente mais bon, ça n’aurait pas pu être Monsieur Hire ou La Fille sur le Pont par exemple.

Mais là je trouvais que c’était l’occasion rêvée, que c’était idéal comme contrepoint joyeux, entraînant, euphorique, la musique. C’était un peu pour réaliser un rêve, mais ça s’est imposé très, très vite ; c’est-à-dire que tout-de-suite, quand j’ai dit oui au producteur qui m’a proposé ce projet-là ; dans l’après-midi même, je me suis dit « Eh bien ce sera celui-là, mon film musical » ! J’ai téléphoné à Etienne Perruchon, mon ami compositeur, et il est tombé de sa chaise de bonheur. Il m’a dit : « Depuis le temps que je rêve de faire un film d’animation ! » Voilà, ce n’étaient que des rêves exaucés. Maintenant, reste à les partager avec les spectateurs dans les salles, mais pour l’instant, ça se présente bien.

Comment avez-vous travaillé avec le compositeur, Etienne Perruchon ?

On a d’abord fait les chansons, parce qu’il fallait les faire avant l’animation, pour les mêmes raisons que les dialogues. Donc quand j’ai commencé à écrire l’adaptation, j’ai prévu les endroits où il y aurait des chansons ; qui chanterait quoi et ce que raconteraient les chansons, pour que le film ne s’arrête pas et que les chansons continuent la narration. Puis quand j’ai eu terminé l’adaptation, j’ai retroussé mes manches et j’ai écrit les chansons que j’avais prévues d’écrire.

Etienne Perruchon, le compositeur, habite à Annecy, donc on travaille beaucoup par téléphone. Il me disait « Tiens, je crois que j’ai trouvé une mélodie pour la chanson n°4 » alors je lui faisais : « Allez, vas-y, fais-moi écouter » alors il pianotait tout en tenant son téléphone au-dessus du clavier et puis on chantonnait ensemble au téléphone, et petit à petit, les chansons naissaient. Mais je l’ai laissé très libre.

Vous vous imagineriez faire une comédie musicale en prise de vue réelle un jour ?

J’adorerais. Mon grand crève-cœur, c’est que quand je mourrai, que je quitterai cette Terre, je voudrais être réincarné en cinéaste à Bollywood. Je trouve qu’ils ont de la chance ! Parce que ce sont des musiques sensationnelles, des films que je peux voir quarante fois en boucle… Un de mes préférés, c’est un film qui s’appelle Devdas et dans Devdas, il y a deux ou trois endroits que je connais par cœur : dès que j’ai un petit coup de pompe, je me mets ça. C’est des trucs qui me collent au plafond de bonheur ! J’adorerais faire ça.

Vous n’avez jamais pensé à proposer vos services  là-bas ?

 Pour aller faire un film là-bas ? Eh bien écoutez, écrivez-le, et puis on verra bien, des fois que des producteurs de Bollywood lisent l’article… Non, mais ils n’ont pas besoin de moi, ils font ça super bien !

Mais j’ai même commencé à écrire des bouts d’un film musical, je tourne autour depuis trop longtemps ! J’y arriverai peut-être un jour. Mais faire un film musical, c’est revenir après des tas de choses qui existent ! Si c’est pour refaire Chantons sous la pluie, ce n’est pas la peine, ça a été fait ; si c’est pour refaire Les Parapluies de Cherbourg, c’est déjà fait. Si c’est pour refaire quelque chose qui a été fait, et joliment fait, ce n’est pas vraiment pas la peine.

C’est-à-dire que si un jour je fais un film musical, une vraie comédie musicale au sens où vous l’entendez, ce ne serait pas tellement pour marquer mon territoire mais pour proposer quelque chose qui me ressemble et qui ne soit pas du « à la manière de » et je n’ai pas encore trouvé le « truc » pour le faire. Donc ça, ça me permet de patienter.

Propos recueillis par Raphaëlle Chargois

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Le Magasin des suicides

De Patrice Leconte

Voix originales de Bernard Alane (Mishima), Isabelle Spade (Lucrèce), Kacey Mottet Klein (Alan), Isabelle Giami (Marilyn), Laurent Gendron (Vincent), Pierre-François Martin-Laval, Eric Métayer (le Psy & sdf) et Jacques Mathou (M. Calmel & M. Dead for Two)

Durée : 79 min.

Sortie le 26 septembre 2012

A découvrir sur Artistik Rezo :
la critique du film par Raphaëlle Chargois
– les films à voir en 2012

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