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Bérénice Abbott – Jeu de Paume

16 mars 2012
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Jeu_de_Paume

1. Tout d’abord, le travail de l’américaine Bérénice Abbott, méconnu du public français, ne se réduit pas à quelques photographies de New York ou à ses portraits du photographe Eugène Atget.

La variété de son approche du portrait est illustrée notamment par une série de photographies du milieu intellectuel parisien. Parmi les sujets, André Gide, Marie Laurencin, ou de jolis portraits de Cocteau, dont certains témoignent de son goût pour le déguisement, la mise en scène, à l’image de celui où, gangster chapeauté, il vise le spectateur avec un revolver menaçant. Ce même trait joueur se retrouve dans une photographie de James Joyce avec un bandeau sur l’œil, qui met également en exergue le travail très précis sur la pose. Plus étranges et ambigus sont le troublant portrait de Cocteau endormi, avec un masque en plâtre blanc à ses côtés ou encore l’étonnante représentation de Maria Van Rysselberghe (épouse du peintre Belge Theo Van Rysselberghe). Parfois sérieuse, parfois excentrique, Bérénice Abbott s’applique, comme elle le dit elle-même, « à mettre en avant la meilleure expression possible du modèle sans pour autant en sacrifier l’identité ».

De portraitiste, Bérénice Abbott devient documentariste au travers de son ambitieux travail sur New York. Elle saisit et fait ressortir les différentes personnalités de la ville et en dresse un véritable portait, le plus beau qu’elle ait fait : New York la nuit, un chaos de lumière organisé, New York en construction, représentée par le Rockefeller Center s’élevant progressivement vers le ciel et ses détails d’architecture, New York et son immensité, montrée par une vue de la place de la bourse depuis Broadway ou par la singularité du Flatiron building se détachant sur un ciel blanc, New York qui change, avec ses logements sociaux. Des juxtapositions de petites photographies, telles de petits collages, visent à montrer la pluralité d’aspects que peut revêtir un même bâtiment. On passe ensuite de l’énormité des buildings à ce qu’elle nomme la « scène américaine », à savoir l’ensemble de clichés pris dans le sud des Etats-Unis et sur la côte Est (le long de la Route One), visant à montrer le monde rural du sud, les villages et lieux de vie quotidienne de la côte Est, le long d’un périple traversant le Connecticut ou encore la Floride des années 50. Elle montre, avec une technique parfois imparfaite, toute la simplicité de la vie ordinaire qui gravite dans ces lieux populaires, autour des baraques à hot dog.

L’observatrice se mue enfin en photographe scientifique avec sa série de photographies réalisée pour le MIT dans les années 50. Elle illustre certains principes physiques et phénomènes mécaniques, tels que la gravitation, les champs magnétiques, met à l’honneur divers objets à connotation scientifique comme des ampoules, des clés à molettes, un miroir parabolique. Elle parvient, par ce travail – certainement le plus intéressant de cette exposition – à mettre en image l’impalpable, l’impossible : les ondes, le mouvement.

Tour à tour portraitiste, photographe documentaire ou photographe scientifique, si cette exposition montre toute la multiplicité et la diversité de cette œuvre, elle donne à voir, simultanément, sa profonde unité.

2. Le travail de Bérénice Abbott a une portée historique évidente, une inclinaison pour l’authenticité et l’objectivité, une détermination quasi sociologique à garder unetrace.

Le point commun de la plupart de ces images est le goût pour une représentation de type documentaire. Les cadrages sont simples, centrés sur le sujet. Les jeux de pénombre et de clarté, le soleil qui inonde la plupart des images, ont pour vocation essentielle de rendre le plus net possible les prises de vue, afin d’en montrer au mieux les détails. L’usage de la lumière est primordial pour capturer la réalité de façon si précise. A l’image des photographies de fermes et de petites villes du Sud des Etats-Unis prises par Walker Evans, Bérénice Abbott observe la même pauvreté et sobriété de style pour mieux mettre en valeur l’inventaire indifférencié de la banalité. Le point de vue est souvent d’une profonde neutralité, le sujet mis en valeur par des décors dépouillés et sans fioritures. Plus qu’elle ne raconte, elle rend compte, informe, montre. Elle zoome, dézoome, on vogue de l’infiniment petit, le piéton, vers l’infiniment grand, les buildings, du style minimalisme des architectures à l’impersonnalité des bâtiments de verre et de fer. Les vues sous différents angles, les gros plans imposent la « pure présence muette » de ces buildings (Olivier Lugon, Le style documentaire. D’August Sander à Walker Evans, 1920-1945, Editions Macula, 2001). Qu’elle décrive les transformations de New York ou qu’elle montre la côté Est des Etats-Unis, la volonté d’exhaustivité est la même. Parfois dépourvues d’âme, puis plus intimes par le biais des photos de rue, le goût poussé pour la précision est toujours présent. Les séries new yorkaises, conçues comme un archivage méthodique et exhaustif, montrent l’évolution de l’environnement urbain de New York de façon clinique et méticuleuse, voire mécanique. La série « Changing New York » révèle le rapport entre l’ancien et le nouveau, la tension entre modernité et tradition.

Témoignages de leur époque, les séries sur New York donnent à voir le passé, le présent, le futur qui se forme, par les transformations profondes dans l’urbanisme de la ville, sous l’œil de l’observateur. Abbott explore la dynamique de la ville, évoque les gratte-ciel, symboles de pouvoir, mais aussi les ponts, les rues, les magasins. Elle exhibe l’architecture mais aussi la vie qui gravite autour. En cela, elle est le témoin d’une époque vivante, pas seulement de villes froides aux dimensions effrayantes. Peu critique – son travail n’avait pas l’aspect engagé de ce qu’ont pu faire d’autres photographes de l’entre-deux guerre, comme Dorothea Lange par exemple – elle fait poser, fait constater un état des lieux, entre ce qui est et ce qui a été fait, sans tronquer le réel. Il fallait un sens de l’observation hors du commun doublé d’un amour de l’Amérique et d’une réelle ouverte sur le monde et les autres pour réussir les images de la « scène américaine », précises et répétitives, banales et spectaculaires à la fois. En ajoutant à cela un goût pour la collection et l’accumulation quasi obsessionnelle (en témoignent l’achat de l’ensemble des archives d’Atget), deux traits remarquables de la personnalité d’Abbott, on obtient la clé de la réalisation de ces images. Profondément curieuse, elle comble, avec ses photographies scientifiques à l’ambition résolument didactique et éducative, avec ses « propositions pédagogiques propices à la découverte et à la maîtrise des outils de la modernité » (Didier Aubert, « Notes de lectures » dans Études photographiques, Juillet 2011) et comble « le fossé entre le petit nombre de ceux qui comprennent la science et la multitude qui en ignore tout », selon ses propres mots (cité dans la préface de Hank O’Neal dans Bérénice Abbott, Collection Photo poche, Editions Actes Sud). Observatrice du réel, témoin des changements majeurs, elle déchiffre l’opaque et le banal, pour réussir une œuvre pleinement accessible, en évitant « tout effet esthétique gratuit » (Hank O’Neal, Bérénice Abbott).


3. Enfin, parce que, malgré le réalisme et la vocation documentaire de la plupart de ses séries, la poésie perce et s’échappe de ces images.

Est-ce que ces clichés réalistes auraient marqué de la sorte l’histoire de la photographie s’ils n’avaient pas un petit quelque chose de plus ?

Si Bérénice Abbott nous donne à lire un livre dans lequel les principales figures de rhétorique ont essentiellement une fonction d’insistance, comme l’accumulation ou l’anaphore, ses photographies scientifiques composent une sorte d’allégorie – figure de style fétiche du surréalisme – de la science et de la modernité en construction. Autre trait commun avec le surréalisme, pour celle qui fut un temps l’assistante de Man Ray, les quelques tentatives de distorsion et superposition sur certains portrait ou autoportraits, peu convaincantes, dénotent cependant cette tentation d’insuffler un caractère poétique, une élévation, une force supplémentaire. Elle l’a fait de manière un peu artificielle avec ces clichés mais naturellement, de façon évidente avec ses photographies de la « Grosse Pomme », qui vacillent entre la technique et l’émotion pure. Les clichés « en trois dimensions » – on a comme le vertige en s’approchant des gratte-ciel – montre ce que le monde ordinaire peut avoir d’extraordinaire. La proximité avec le surréalisme se donne à voir dans la façon dont elle se libère de la pesanteur du réel, pour mieux montrer l’apesanteur, que ce soit via des buildings défiant les lois de la gravité ou en montrant les trajectoires de balles de golf suspendues dans les airs. Derrière l’apparente banalité, le spectaculaire est bien présent.

L’outil documentaire ne néglige pas l’esthétisme, l’artistique. C’est ce qu’elle fait avec les principes physiques : elle dépasse l’hermétisme et en donne sa propre interprétation, qui tend vers l’abstraction. Une interprétation baignée de poésie, à l’image des stations service de ces villages perdus auréolées de centaines de petits drapeaux. Tout est dans le détail, dans la tension constante entre conscience de ce qu’elle prend en photo (des photographies qui « ne sont pas le fruit du hasard », dit-elle) et inconscience de la dimension artistique et esthétique de son œuvre. Olivier Lugon le dit très bien, quand il parle d’une « oeuvre partagée entre ambitions artistiques et visées historiques, entre initiative personnelle et lourde structure administrative, entre préservation du patrimoine et éloge du changement permanent, entre documentation architecturale et préoccupations sociologiques » (Études photographiques, Novembre 1998). La poétique d’Abbott obéit à une métrique, une prosodie qui lui est propre et se fonde sur le respect de la réalité, la beauté et l’émotion seront d’autant plus saisissantes que cette réalité sera plus fidèlement transcrite.

Même si les mutations du monde sont montrées de manière moins frappante que dans le travail d’Ai Weiwei à l’étage du dessus, il faut aller voir cette rétrospective inédite pour comprendre pourquoi et comment Bérénice Abbott a marqué l’histoire de la photographie, et en déduire peut-être une première réponse : cette œuvre bien plus complexe qu’il n’y paraît, est remarquable par son acuité, sa rigueur et sa subtilité. Méconnue, parfois ignorée de son vivant, dans la misère le plus clair de sa vie, restant farouchement éloignée des modes et des tendances, c’est un bel hommage rendu à celle qui a oscillé tout au long de son existence entre reconnaissance et oubli.

Angelina Poli

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A découvrir sur Artistik Rezo :
les meilleures expositions au printemps 2012 (Paris)

Photographies de Bérénice Abbott (1898-1991)

Commissaire : Gaëlle Morel

Exposition organisée par le Jeu de Paume, Paris et coproduite avec le Ryerson Image Centre, Toronto

Du 21 février au 29 avril 2012
Mardi (nocturne), de midi à 21h
Du mercredi au vendredi, de midi à 19h
Samedi et dimanche, de 10h à 19h

Jeu de Paume
1, place de la Concorde
75008 Paris

www.jeudepaume.org

[Visuel : Jeu de Paume. Travail personnel de TCY, juin 2007. Licence Creative Commons Paternité – Partage des conditions initiales à l’identique 3.0 Unported]

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