Michale Boganim – interview
La Terre outragée est votre premier long-métrage de fiction. Qu’est-ce qui vous a donné envie de raconter une histoire autour de la catastrophe de Tchernobyl ?
En fait j’avais passé beaucoup de temps en Ukraine pour réaliser des documentaires, donc à un moment donné j’ai été amenée à faire une visite à Tchernobyl. Et une fois que j’ai vu Pripiat (ndlr : ville construite dans les années 70 pour abriter les employés de la centrale), j’ai voulu élaborer sous l’angle d’une fiction quelque chose de plus intime, de plus personnel, pas une reconstitution historique.
Vous avez donc découvert Pripiat la première fois au cours d’une de ces visites guidées comme dans le film. C’est assez surréaliste ce « tourisme industriel ». Racontez un peu…
Cela existe et tout comme vous, j’ai trouvé ça assez hallucinant. D’autant plus que ceux qui faisaient visiter le site étaient souvent d’anciens habitants de Pripiat. A partir de cet état de fait, j’ai voulu dans ma fiction, suivre des personnages, écrire des histoires autour d’eux, avant et après la catastrophe.
Evoquée dès le titre, la terre est un personnage à part entière, d’abord montrée comme une sorte de paradis perdu, avant de se métamorphoser en paysage lunaire, une fois la catastrophe survenue. Et envers et contre tout, les habitants y restent très attachés, comment expliquez-vous cela ?
C’est d’abord l’attachement à un lieu de vie. Tous les personnages qui composent les trois histoires du film sont liés à leur terre. La première partie du film raconte un monde qui a disparu, magnifié dans la mémoire des gens qui y vivaient. Au-delà de l’explosion nucléaire qui les a obligés à évacuer la zone empoisonnée, le véritable traumatisme a été de devoir partir, d’être chassés de leur terre.
Vous ne parlez de manière explicite dans le film que de la mort glorifiée des liquidateurs. Est-ce une allusion à l’attitude des autorités russes qui ont choisi l’omerta sur les autres victimes de la catastrophe ?
Beaucoup de documentaires traitant le sujet de Tchernobyl se sont attachés à montrer l’attitude héroïque des liquidateurs, et n’ont pas raconté les histoires intimes de tous les anonymes qui ont vécu autre chose, et subi la catastrophe de plein fouet. Ce dont j’ai vraiment voulu parler dans le film, c’est de l’individualité du drame, du fait que la plupart des personnes ne savait pas ce qui se passait au moment de l’explosion.
Ce qu’on constate d’ailleurs, c’est qu’entre le moment où Alexaï, ingénieur à la centrale, reçoit le coup de fil l’informant du cataclysme, et le jour où la population est officiellement alertée et évacuée, il s’est déroulé trois jours, c’est très long, n’est-ce pas ?
Tout à fait oui. C’est pourquoi, j’ai voulu raconter ce qu’on a ignoré : la vie des gens avant, pendant et après, avec leurs histoires d’amour et leurs histoires de famille. Et tout ceci, sous forme de fiction, avec une approche sensible et critique sur le sujet, même si ce n’est pas un documentaire.
Quelles ont été les conditions de tournage, avez-vous eu peur de filmer dans la zone encore radioactive ?
On a eu évidemment peur, mais on a pris beaucoup de précautions. On a tourné environ une quinzaine de jours dans la zone. Il existait des contraintes particulières, comme ne pas rester sur le site plus de quatre ou cinq jours à chaque fois. On a donc effectué trois tournages au total.
Comment les autorités vous ont-elles accueillis lors de vos passages ?
C’était compliqué. Très compliqué. Cela a été un film difficile à tourner, nous nous sommes heurtés pas mal de fois à la censure. Les autorités ne veulent pas qu’on parle de l’après-Tchernobyl, car selon elles, c’est une histoire qui est terminée. Elles ne veulent surtout pas de ce que j’évoque par le biais de la fiction à savoir l’histoire de toutes ces personnes irrémédiablement affectées par la catastrophe. C’est un angle très précis que j’ai choisi : une approche sensible, par l’intime, et non pas une reconstitution historique. Ce n’est pas forcément l’angle que les autorités auraient préféré.
Avec le personnage d’Anya, joué par Olga Kurylienko, qui fréquente un français travaillant dans un centre de recherche de Stavoutich, vous abordez un phénomène de société en Ukraine, celui de milliers de jeunes femmes, qui espèrent fuir la misère en s’unissant à des hommes vivant en Europe…
Oui, il y a beaucoup de femmes en Ukraine qui essaient de s’en sortir en fréquentant des français : ce ne sont pas de vraies histoires d’amour, mais des relations intéressées, pour sauver leur peau d’une certaine manière. D’ailleurs je montre dans le film qu’Anya est déchirée entre deux histoires : une profonde, bien réelle, avec un ancien habitant de Pripiat comme elle, et une autre, fantasmée, idéalisée, avec un français.
Depuis Tchernobyl, la vie reprend pourtant son cours, vous en témoignez dans le film…
Oui, il y a des villages – sans eau ni électricité – autour de la centrale qui sont à nouveau habités, des gens sont revenus vivre dans les petites villes à proximité de la zone : on y trouve des bars où les gens dansent et boivent.
Quelle a été la réaction du public en Ukraine à la première projection ?
Beaucoup de personnes ont été très émues, mais le film a suscité également du débat, surtout sur le parti pris que j’ai adopté de ne pas faire de reconstitution historique, ni de glorification des sauveurs de la catastrophe, mais plutôt de raconter l’intime et les destinées individuelles fracassées par cet accident nucléaire. Ce qui les a gênés aussi c’est que je montre que la radioactivité dure dans le temps, qu’elle continue à avoir des répercussions aujourd’hui.
Pourtant, vous avez choisi de dévoiler les conséquences de cette radioactivité plutôt sobrement : Anya perd mystérieusement ses cheveux, la mort d’un ami commun des suites de son irradiation est révélée au détour d’une conversation…
Je n’ai pas voulu qu’il y ait du pathos, au contraire, j’ai souhaité mettre une touche de poésie, de sensibilité, offrir une vision plus distanciée du sujet. Les gens qui voient le film savent déjà ce qui s’est passé à Tchernobyl. Je ne vais donc pas leur raconter l’histoire de Tchernobyl, mais plutôt une fiction qui se passe à Tchernobyl.
Quel est l’avenir pour ces gens rescapés de l’explosion nucléaire ?
Beaucoup de femmes ukrainiennes ont soit avorté après le cataclysme par peur de donner naissance à des bébés malades, soit ont carrément renoncé pour le reste de leur vie à tout projet de maternité, par crainte des malformations congénitales.
Mais dans le film, il y a quand même une note d’espoir : le personnage de Valéry, qui était encore enfant lors de la catastrophe, représente aujourd’hui toute la génération de l’après-Tchernobyl, tournée vers l’avenir. A sa façon également, le garde forestier qui décide de rester dans la zone, symbolise la vie qui continue malgré tout.
Vous avez illustré l’histoire avec une musique très moderne, expérimentale, presque anachronique, pourquoi ?
J’ai voulu une note anachronique dans le film, et surtout pas une musique qui aurait appartenu au folklore d’Ukraine parce que cette catastrophe de 1986 peut tout aussi bien se produire aujourd’hui. Si la musique du film n’est pas en phase avec les images du film, c’est justement pour donner une certaine tension, une texture moderne, chose irréalisable avec des sons plus académiques.
Et pourquoi avoir mis Voyage, voyage de Desireless ?
Cette chanson est un tube en Ukraine ! Et pas que là-bas d’ailleurs, encore maintenant aussi dans le monde entier.
Propos recueillis par Roxane Ghislaine Pierre
A découvrir sur Artistik Rezo :
– la critique de La Terre outragée
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