Damien Hirst à la galerie Gagosian
Le « Complete Spot Challenge », concours loufoque associé a cet événement – chaque personne visitant les onze galeries de l’empire Gagosian réparties dans le monde entier (Athènes, Berverly Hills, Genève, Hong Kong, Londres, New York, Paris et Rome) gagnera une reproduction signée et dédicacée par Damien Hirst (1) – ne manquera pas de conforter l’impression de ses – nombreux – détracteurs d’une œuvre « marketée », créée par et pour les riches de ce monde.
Découvert à la fin des années 80 par le collectionneur et marchand d’art Charles Saatchi, Hirst suscite admiration — tous les plus grands collectionneurs du monde ont leur Damien Hirst — ou agacement. C’est que l’artiste anglais a le don de faire parler de lui, que ce soit en se passant d’intermédiaire (agent, galerie…) lors de la célèbre vente de ses propres œuvres en 2008 chez Sotheby’s, une première dans l’histoire de l’art contemporain, ou encore par son obsession pour le morbide, son thème de prédilection et sujet éminemment tabou, qu’il met en œuvre au travers de cadavres d’animaux plongés dans le formol, se putréfiant lentement. Le mode de production de ses œuvres dérange tout autant ; Damien Hirst avoue sans détour n’avoir peint lui-même que cinq des mille « Spot Paintings » que comporte la série. Il délègue leur production à des équipes d’assistants, comme n’importe quel businessman.
Allons au-delà des polémiques et plongeons au cœur de la Gagosian Gallery parisienne.
Dès l’entrée dans l’espace immaculé de la galerie, le ton est donné. On est là pour voir des pois. Des pois alignés sur une vingtaine de grandes, moyennes, petites, rondes, carrées, rectangulaires toiles blanches, sur les deux étages que compte la galerie. Sur certains tableaux, on peut compter des milliers de petits pois et sur d’autres, juste quelques uns. Les pois sont de taille inégale d’une toile à l’autre et chacun est de couleur différente. Les pois se bousculent parfois tellement qu’il semblerait que le spectateur soit soumis à un test visuel ou à un jeu d’illusion d’optique pour deviner le motif se dissimulant à travers les spots.
Au milieu de ce microcosme, quelques visiteurs à l’inspiration recueillie (dont Jared Leto), un peu hagards, n’osent parler. Certains feuillètent silencieusement les livres et brochures proposés en libre service.
Dans un extrait du communiqué de presse diffusé par la Gagosian Gallery, Hirst parle des « Spots Paintings » comme d’un simple hommage à la couleur : « J’ai toujours été un coloriste, j’ai toujours éprouvé un amour singulier pour la couleur… Je veux dire, je me sers de la couleur en tant que telle. Et c’est de là que sont venus les spot paintings- pour créer cette structure pour utiliser ces couleurs, et ne rien produire. J’ai soudain obtenu ce que je voulais. C’était seulement une façon de saisir la gaité de la couleur. ».
Si là se trouve sa seule ambition, « saisir la gaité de la couleur », c’est une réussite. Les pois teintés illuminent les murs blancs de la galerie, joyeux, produisant une véritable célébration de la couleur. Une immédiate, puissante et salutaire bonne humeur se dégage de cette explosion de pois colorés. Le public éprouve un ravissement spontané et quasi enfantin, faisant abstraction du caractère mécanique de la démarche répétitive, pour ne ressentir que l’émotion, les émotions pures des couleurs.
Omniprésents, hypnotiques, le ludique tourne à l’indigestion, à l’écœurement. S’ils sont délirants et hallucinatoires dans les Dots Obsession (1998) de Yayoi Kusama — l’autre artiste qui aime les pois en cette actualité artistique parisienne (2), proliférant de manière anarchique et dévorant l’espace, ceux de Hirst sont organisés, « cernés », délimités par la toile. Mais ils n’en sont pas moins entêtés, remplissant l’espace, obstinément, jusqu’à l’absurde, contaminant les lieux de façon inquiétante.
Le caractère épidémique de cette œuvre rappelle les travaux de Hirst sur les « Medecine cabinets » (armoires remplies de pilules de couleur) ou le Pharmacy, son restaurant londonien aux allures de… pharmacie. Pour corroborer et renforcer le clin d’œil, les titres de la plupart des « Spot Paintings » ont une connotation médicale (Morphine Sulphate, Moxisylyte, Beclometasona, …).
Si Damien Hirst dit ne rien vouloir « produire » (voir citation plus haut), son œuvre semble pourtant une tentative de représentation du monde, interprétable comme l’aboutissement d’une épuration totale. Alors que ce résultat a été atteint de manière progressive et croissante chez certains peintres, comme Mondrian, on a l’impression, avec le travail de Hirst, d’être parvenu immédiatement à un niveau d’abstraction complet, comme si l’univers avait été décortiqué, découpé en un million de points de couleur, réorganisés ensuite dans un ordre aléatoire. Le visiteur a le sentiment d’être au centre d’un univers fragmentaire, au cœur d’un monde vu à la loupe, sur lequel on aurait zoomé au maximum.
Ce monde de pois ou cette colonisation du monde par les pois peuvent être lus comme une parabole de l’artiste omniscient et de l’internationalisation de l’art. En raison du côté évident, impersonnel, universel du motif, l’ambitieux projet de Hirst peut traverser toutes les époques, toutes les frontières, toutes les cultures. Chacun y voit ce qu’il veut, peu importe ce qu’en dit l’artiste ou la critique. C’est un art qui se passe de commentaire. En écho à cette transversalité, l’exposition se déroule sur un mode nouveau : la même exposition a lieu de manière simultanée, dans différents lieux à travers le monde. Un monde fait de réseaux enchevêtrés, au travers desquels les idées circulent, sans entrave et que Hirst, démiurge ou artiste égocentrique, envahit pendant quelques semaines.
Malgré l’accessibilité du thème, ce travail n’en reste pas moins pétri de contradiction, pluriel, complexe : une production à la chaîne, industrielle mais imparfaite (il faut voir les pois de très près : leur forme est irrégulière), des motifs identiques, clonés mais tous différents, un langage hermétique mais universel. C’est en cela que cette œuvre questionne et divise.
Certains persisteront à y voir un événement à caractère publicitaire, destiné à relancer un artiste dont la cote a baissé, dont les œuvres n’atteignent plus les prix astronomiques atteints avant la crise (voir les études du marché de l’art par le site Artprice www.artprice.fr).
Peu importe. Cet événement offre l’occasion rare de découvrir une œuvre emblématique de l’art contemporain. Et de chercher par soi-même s’il y a un sens, ou pas, entre les pois.
Angelina Poli
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Notes
(1) A l’heure où ces lignes sont écrites, déjà plusieurs personnes ont achevé le tour du monde proposé par Damien Hirst.
(2) La rétrospective de Yayoi Kusama présentée par le Centre Pompidou s’est achevée début janvier.
Damien Hirst : The Complete Spot Paintings 1986-2011
Jusqu’au 18 février 2012
Du mardi au samedi, de 11h à 19h
Gagosian Gallery
4, rue de Ponthieu
75008 Paris
[Visuel : Photograph of Damien Hirst by Luke Stephenson, taken on May 5, 2007 [1] Permission applies to this file size only. The image is part of a series of photobooth pictures on Luke Stephenson’s photostream on flickr.com. Licence Creative Commons Paternité – Partage des conditions initiales à l’identique 3.0 Unported]
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